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d’être convaincu d’avoir refusé de rendre un culte divin à Héphestion. Lorsqu’en effet Héphestion fut mort, Alexandre, qui l’aimait beaucoup, voulut ajouter à ses autres magnificences l’honneur de le placer au rang des dieux[1]. Bientôt toutes les villes élèvent des temples, consacrent des enceintes, dédient des autels à cette nouvelle divinité, instituent des fêtes en son honneur : le nom d’Héphestion devient un serment redoutable. Quiconque eût osé sourire, ou ne pas paraître plein de respect religieux, était à l’instant puni de mort. Les flatteurs, caressant cette passion puérile d’Alexandre, ne cherchent qu’à l’allumer davantage : ils racontent des songes envoyés par Héphestion, publient ses apparitions, parlent des guérisons qu’il a opérées, répandent ses oracles, et finissent par lui sacrifier comme à un dieu tutélaire et préservateur. Alexandre, flatté d’abord de leur entendre tenir ce langage, y croit à la longue, et s’estime heureux de n’être pas seulement fils d’un dieu, mais de faire des dieux à son tour. Combien d’amis d’Alexandre recueillent alors, quand on y songe, de tristes fruits de cette apothéose d’Héphestion ! Combien d’entre eux, accusés de n’avoir point honoré le dieu que tout le monde honore, perdent la faveur du roi et sont bannis de sa présence !

18. Dans ce temps même, Agathocle de Samos, l’un des taxiarques d’Alexandre, en grand crédit auprès du roi, fut sur le point de se voir enfermé avec un lion, parce qu’il était accusé d’avoir pleuré en passant auprès du tombeau d’Héphestion. Perdiccas heureusement vint, dit-on, à son secours, et jura par tous les dieux, y compris Héphestion lui-même, que celui-ci lui était apparu, en véritable dieu, dans une partie de chasse, et lui avait ordonné de dire à Alexandre qu’il se gardât bien de faire aucun mal à Agathocle ; qu’il ne fallait attribuer ses larmes ni à son incrédulité, ni au regret de la mort d’Héphestion, mais au souvenir de leur amitié passée[2].

19. La flatterie et la délation trouvaient donc alors un libre accès auprès d’Alexandre, en s’accommodant à sa passion. De même, en effet, que dans un siége les ennemis n’attaquent point les murailles par les endroits élevés, escarpés, difficiles à franchir, mais cherchent quelque partie mal gardée, ruinée ou basse, afin de s’en approcher avec toutes leurs forces, de s’en rendre maîtres et de s’introduire ensuite dans la ville ; ainsi,

  1. Voy. Arrien, livre VII, xiv ; Plutarque, Vie d’Alexandre, lxxii, lxxv ; Élien, Hist. div., VII, viii.
  2. Cf. La Fontaine, Les obsèques de la lionne.