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lousie et une haine qui se bercent d’espérances, et elle finit par des dénoûments lamentables, tragiques et fertiles en malheurs.

11. Toutefois la délation n’est pas aussi simple, aussi facile qu’on pourrait se le figurer : elle exige, au contraire, une adresse infinie, une vive intelligence, un soin particulier. En effet, elle ne serait pas aussi nuisible, si elle n’avait un air de sincérité ; elle ne prévaudrait pas contre la vérité, qui a par elle-même tant de force, si elle ne captivait ceux qui l’écoutent par la vraisemblance et par mille autres artifices[1].

12. L’homme placé dans une situation élevée est, par cela même, plus exposé que personne aux délations des envieux qu’il laisse au-dessous de lui[2]. Il est en butte à tous leurs traits, comme une gêne et un obstacle. Chacun d’eux s’imagine arriver au premier rang, s’il enlève d’assaut la position de ce fier dominateur, et si on le dépouille lui-même de l’amitié du prince ; c’est ce qui se passe, dans les combats gymniques, entre ceux qui se disputent le prix de la course. Le bon coureur, aussitôt que la barrière est tombée, ne songe qu’à s’élancer en avant ; toutes ses facultés sont tendues vers le but ; il place dans ses pieds seuls l’espérance de la victoire, sans chercher à nuire à son voisin, sans méditer aucune ruse contre ses rivaux. Mais le mauvais athlète, l’antagoniste impuissant, désespérant d’atteindre au prix par la vitesse, recourt à la perfidie. Son unique objet est d’arrêter son concurrent, de le retarder par un obstacle, de le faire tomber ; il sent bien que, si la ruse ne réussit pas, il ne pourra jamais être vainqueur. Il en est de même pour l’amitié des heureux du jour : celui qui la possède est exposé à tous les piéges ; abandonné sans défense au milieu de ses ennemis, il devient bientôt leur proie ; et alors on les aime, on recherche leur amitié, uniquement parce qu’ils semblent dangereux pour les autres.

13. Le caractère de vraisemblance que les délateurs donnent à leurs faux rapports n’est pas pris au hasard ; c’est, au contraire, à les rendre croyables qu’ils s’appliquent, de peur d’avancer quelque fait absurde ou contradictoire. Aussi, la plupart du temps, ils tournent contre leur victime les avantages qui lui sont personnels, et composent ainsi des accusations vraisemblables. Par exemple, ils disent d’un médecin que c’est un em-

  1. Cf. Cicéron, Pro Cluentio, lxv.
  2. Voy. Lucrèce, III, v. 74. Cf. Horace, Ép. 1 du livre II, v. 13 et 14 ; Boileau, Épître à Racine, v. 9 et suivants.