Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome II, 1866.djvu/291

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

LIX

Qu’il ne faut pas croire légèrement à la délation[1].

[1]1. C’est un terrible fléau que l’ignorance ; c’est la source de mille maux pour l’humanité. Elle répand comme un voile épais sur nos actions, obscurcit la vérité, et couvre d’ombre la vie de chacun de nous. Nous ressemblons alors à des gens errant dans les ténèbres[2], ou plutôt, tels que des aveugles, nous nous heurtons follement aux objets, allant trop loin, sans qu’il soit nécessaire, ne voyant pas ce qui est à nos pieds, et redoutant comme une chose menaçante ce qui est à une distance éloignée : en un mot, peu s’en faut que nous ne trébuchions à chaque pas[3]. Et cependant l’ignorance a déjà fourni aux poëtes une foule de sujets dramatiques, les Labdacides, les Pélopides et le reste[4] ; car presque tous les malheurs qui sont promenés sur le théâtre sont produits par l’ignorance, comme par une sorte de génie qui préside à la scène tragique. Mais en disant ceci, j’ai d’autres objets en vue, et particulièrement ces délations calomnieuses, que des parents font contre leurs parents, des amis contre leurs amis, et par lesquelles on a vu souvent des familles détruites, des villes ruinées de fond en comble, des

  1. « On rend ordinairement le mot διαϐολή, par calomnie ; mais cette interprétation est fausse. Le titre même de ce traité le prouve. Lucien n’aurait pas dit qu’il ne faut pas croire légèrement à la calomnie ; mais qu’il n’y faut jamais croire ; car la calomnie est une accusation fausse. Διαϐολή signifie proprement la médisance, les bruits vrais ou faux, que l’on répand contre un ennemi dans le dessein de lui nuire. » Belin de Ballu. Malgré la justesse de cette observation, suggérée à Belin de Ballu par une judicieuse remarque de Gesner, il faut noter que, dans plusieurs passages de ce traité, le mot calomnie peut être substitué à celui de délation, et que la nuance qui les sépare est fort légère.   Voy. dans Rome au siècle d’Auguste de Dezobry la lettre cxvii, qui traite des délateurs.
  2. Cf. Lucrèce, De la nature, II, v. 14 et suivants.
  3. Id., ibid., VI, v. 34 et suivants.
  4. Allusion aux légendes si connues d’Œdipe, d’Atrée et Thyeste, etc.