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ÉLOGE DE LA MOUCHE.

siniers assaisonnent leurs mets, dont elle goûte avant les rois, sur la table desquels elle se promène, vivant comme eux et partageant tous leurs plaisirs[1].

[9] Elle ne place point son nid et sa ponte dans un lieu particulier, mais, errante en son vol, à l’exemple des Scythes[2], partout où la nuit la surprend, elle établit sa demeure et son gîte. Elle n’agit point, comme je l’ai déjà dit, pendant les ténèbres : elle ne veut pas dérober la vue de ses actions et ne croit pas devoir faire alors ce qu’elle rougirait de faire en plein jour.

[10] La Fable nous apprend que la mouche était autrefois une femme d’une beauté ravissante, mais un peu bavarde, d’ailleurs musicienne et amateur de chant[3]. Elle devint rivale de la Lune dans ses amours avec Endymion. Comme elle se plaisait à réveiller ce beau dormeur, en chantant sans cesse à ses oreilles et lui contant mille sornettes, Endymion se fâcha, et la Lune irritée la métamorphosa en mouche. De là vient qu’elle ne veut laisser dormir personne, et le souvenir de son Endymion lui fait rechercher de préférence les jolis garçons, qui ont la peau tendre. Sa morsure, le goût qu’elle a pour le sang, ne sont donc pas une marque de cruauté, c’est un signe d’amour et de philanthropie : elle jouit comme elle peut et cueille une fleur de beauté.

[11] Il y eut chez les anciens une femme qui portait le nom de Mouche : elle excellait dans la poésie, aussi belle que sage. Une autre Mouche fut une des plus illustrés courtisanes d’Athènes. C’est d’elle que le poète comique a dit[4] :

        La Mouche l’a piqué jusques un fond du cœur.

Ainsi, la muse de la comédie n’a pas dédaigné d’employer ce nom et de le produire sur la scène ; nos pères ne se sont point fait un scrupule d’appeler ainsi leurs filles. Mais la tragédie elle-même parle de la mouche avec le plus grand éloge, quand elle dit[5] :

        Quoi ! la mouche peut bien, d’un courage invincible
        Fondre sur les mortels, pour s’enivrer de sang,
        Et des soldats ont peur du fer étincelant !

J’aurais encore beaucoup de choses à dire de la Mouche, fille de Pythagore, si son histoire n’était connue de tout le monde.

  1. Voy. la fable de La Fontaine : la Mouche et la Fourmi.
  2. Cf. Horace, Ode xxiv du livre III.
  3. Elle s’appelait, en effet, Myia, c’est-à-dire la mouche.
  4. On suppose que c’est Aristophane.
  5. Pascal est disposé à attribuer ces vers à Euripide.