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ÉLOGE DE LA MOUCHE.

facilité et ne demeure pas fixe comme dans la sauterelle : ses yeux sont saillants, solides, et ressemblent beaucoup à de la corne ; sa poitrine est bien emboîtée, et les pieds y adhèrent, sans y rester collés comme dans les guêpes. Son ventre est fortement plastronné, et ressemble à une cuirasse avec ses larges bandes et ses écailles. Elle se défend contre son ennemi, non avec son derrière, comme la guêpe et l’abeille, mais avec la bouche et la trompe, dont elle est armée comme les éléphants, et avec laquelle elle prend sa nourriture, saisit les objets et s’y attache, au moyen d’un cotylédon placé à l’extrémité. Il en sort une dent avec laquelle elle pique et boit le sang. Elle boit aussi du lait, mais elle préfère le sang, et sa piqûre n’est pas très-douloureuse. Elle a six pattes, mais elle ne marche que sur quatre ; les deux de devant lui servent de mains. On la voit donc marcher sur quatre pieds, tenant dans ses mains quelque nourriture qu’elle élève en l’air d’une façon tout humaine, absolument comme nous.

[4] Elle ne naît pas telle que nous la voyons : c’est d’abord un ver éclos du cadavre d’un homme ou d’un animal ; bientôt il lui vient des pieds, il lui pousse des ailes, de reptile elle devient oiseau ; puis, féconde à son tour, elle produit un ver destiné à être plus tard une mouche. Nourrie avec les hommes, leur commensale et leur convive, elle goûte à tous les aliments excepté l’huile : en boire, pour elle c’est la mort. Quelque rapide que soit sa destinée, car sa vie est limitée à un court intervalle, elle se plaît à la lumière et vaque à ses affaires en plein jour. La nuit, elle demeure en paix, elle ne vole ni ne chante, mais elle reste blottie et sans mouvement.

[5] Pour prouver que son intelligence est loin d’être bornée, il me suffit de dire qu’elle sait éviter les pièges que lui tend l’araignée, sa plus cruelle ennemie. Celle-ci se place en embuscade, mais la mouche la voit, l’observe, et détourne son essor pour ne pas être prise dans les filets et ne pas tomber entre les pattes de cette bête cruelle. À l’égard de sa force et de son courage, ce n’est point à moi qu’il appartient d’en parler, c’est au plus sublime des poëtes, à Homère. Ce poëte, voulant faire l’éloge d’un de ses plus grands héros, au lieu de le comparer à un lion, à une panthère, ou à un sanglier, met son intrépidité et la constance de ses efforts, en parallèle avec l’audace de la mouche, et il ne dit pas qu’elle a de la jactance, mais de la vaillance[1]. C’est en vain, ajoute-t-il, qu’on la repousse, elle n’abandonne

  1. Iliade, XVI, v. 570.