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LA DOUBLE ACCUSATION

mots, suivant mon habitude. Néanmoins, je formulerai mon accusation suivant le mode usité dans les tribunaux, malgré mon ignorance et le peu d’habitude que j’ai de ces matières. Que cela me serve d’exorde auprès de vous. Pour ce qui concerne les torts et les outrages que je reproche à l’accusé, les voici. Jusqu’ici j’étais plein de gravité, toujours en contemplation devant les dieux, la nature et les révolutions de l’univers ; marchant en l’air au milieu des régions qui avoisinent les nuages, à l’endroit où roule dans les cieux le char ailé du grand Jupiter, je touchais à la voûte céleste, je m’élançais au-dessus même du ciel[1], lorsque ce Syrien, me tirant par la jambe et me brisant les ailes, me réduisit à la condition commune. Il m’arracha mon masque tragique et majestueux, et m’en appliqua un autre, comique, satirique et presque ridicule. Bientôt il réunit et renferma chez moi la plaisanterie mordante, l’ïambe, le cynisme, Eupolis et Aristophane, gens experts dans l’art de railler ce que chacun respecte, de bafouer ce qu’il y a de plus honnête. Enfin il a été déterrer je ne sais quel Ménippe, un cynique du temps passé, un aboyeur, armé de dents acérées s’il en fut, et il a lâché à travers moi ce véritable chien, animal redoutable, qui mord sans en avoir l’air, et d’autant mieux qu’il mord en riant. Comment ne me croirais-je pas indignement outragé, quand on m’enlève mon ancien et véritable costume, pour me forcer à jouer des comédies, des parades, des farces étranges ? Oui, ce qui me révolte le plus, c’est le singulier mélange dont je suis composé : je ne suis ni prose ni vers, mais, semblable à un hippocentaure, j’ai l’air aux yeux de ceux qui m’écoutent d’un monstre bizarre, d’un spectre de l’autre monde[2].

[34] Mercure. Qu’as-tu à répondre à cela, Syrien ?

Le Syrien. Je ne m’attendais pas, juges, à soutenir devant vous ce débat, et j’espérais entendre le Dialogue vous dire de moi tout autre chose. Quand je l’ai pris jadis, il paraissait à la plupart des gens maussade et desséché par de fréquentes interrogations ; elles lui donnaient, je le veux bien, une physionomie vénérable, mais peu gracieuse et tout à fait désagréable au public. J’ai commencé à lui apprendre à marcher par terre à la façon des hommes ; j’ai lavé la crasse dont il était couvert, et, en le forçant à sourire, je l’ai rendu plus agréable aux spectateurs. Mais, surtout, je l’ai associé à la Comédie, et, par cette alliance, je lui ai concilié la bienveillance des auditeurs, qui jusque-là craignaient les épines dont il était armé, et n’osaient pas plus

  1. Critique de Platon.
  2. Voy. Zeuxis.