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LA DOUBLE ACCUSATION

Mercure. Retire-toi. La parole est à Épicure pour la Volupté.

[21] Épicure. Je serai court, citoyens juges. Je n’ai pas besoin d’un long plaidoyer. En effet, si c’était par des enchantements et par des philtres que la Volupté eût forcé l’inclination de Dionysius, que le Portique appelle son amant, si elle l’en avait éloigné, de sorte qu’il n’eût plus d’yeux que pour elle, on serait fondé à la regarder comme une magicienne, et à l’accuser de préjudice, comme ayant ensorcelé les amants des autres. Mais le citoyen d’une ville libre témoigne, sans offenser ses lois, le dégoût qu’il éprouve pour la partie adverse ; il traite de billevesée le prétendu bonheur dont elle fait le couronnement des travaux ; pour échapper à des discours tortueux comme des labyrinthes, il s’enfuit de lui-même vers la Volupté, et il brise ainsi qu’une chaîne tous ces filets de langage, parce qu’il se sent un homme, et non pas un lâche ; et, parce qu’il regarde le travail comme un mal, ce qui est en effet, et le plaisir comme le souverain bien, faut-il lui fermer tout asile ? Faut-il, au moment où, échappé du naufrage, il nage vers le port et aspire au calme, le rejeter dans le travail la tête la première, et livrer le malheureux à des embarras désespérants, lorsque, semblable à un suppliant qui embrasse l’autel de la Compassion, il se réfugie auprès de la Volupté ? Et pourquoi ? Pour voir enfin sur le haut de la montagne escarpée, gravie au prix de tant de sueur, cette Vertu tant vantée, et, après une vie passée dans les fatigues, arriver au bonheur en même temps que la mort[1]. Du reste, quel juge est plus propre à trancher la question que Dionysius lui-même, qui versé, autant qu’on peut l’être, dans les dogmes du Portique, et convaincu jusqu’ici que le bon seul est beau, a reconnu enfin que la douleur est un mal, et a choisi, après examen, la doctrine qu’il a crue la meilleure ? Il voyait, je pense, ceux qui font de longues dissertations sur la patience et le courage à supporter les peines, servir en secret la Volupté, ne se montrer énergiques que de la langue, et ne vivre chez eux que suivant les lois du plaisir, honteux, il est vrai, qu’on les vît se relâcher de leur rigueur et trahir leurs doctrines, mais tristement réduits au supplice de Tantale, et, partout où ils espèrent tromper les regards et manquer en sûreté à leurs principes, s’en donnant à cœur joie de tout ce qui flatte les sens. Qu’on leur fasse présent de l’anneau de Gygès ou du casque de Pluton[2], dont la possession rend invisible, et bientôt, disant un long adieu aux

  1. Voy. Hermotimus, 48, et suivants.
  2. Cf. Homère, Iliade. V, v. 845.