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PROMÉTHÉE OU LE CAUCASE.

vement. Il paraît que, depuis ce temps, les dieux sont devenus un peu moins dieux, parce qu’il existe sur la terre certains êtres mortels ; et voilà pourquoi Jupiter se fâche, comme si les dieux étaient amoindris par la naissance des hommes : à moins qu’il ne craigne que ceux-ci ne conspirent contre lui et ne déclarent la guerre aux dieux comme les Géants. ¥ais que vous ayez reçu quelque dommage de moi ou de mes créatures, le contraire, Mercure, est évident : montre-moi que je vous ai fait le plus léger tort, et je me tairai, et j’avouerai que vous ayez raison de me traiter ainsi.

[14] Au contraire, j’ai été de la plus grande utilité aux dieux : et, pour t’en convaincre, tu n’as qu’à jeter les yeux sur la terre jadis aride et sans beauté, aujourd’hui parée de villes, de campagnes cultivées, sur la mer sillonnée de navires, sur les îles remplies d’habitants, sur les autels, les sacrifices, les temples, les solennités qui se voient de toutes parts : les rues, les places publiques sont pleines de Jupiter. Encore, si j’avais formé les hommes pour moi tout seul, on pourrait me taxer d’avarice ; mais c’est en vue de l’intérêt commun que je vous les ai fabriqués. Que dis-je ? On voit partout des temples consacrés à Jupiter, à Apollon, et à toi, Mercure, mais à Prométhée pas un. Tu vois si je ne songe qu’à mes intérêts, si j’ai trahi ou diminué ceux des autres.

[15] Songe en outre à ceci, Mercure, qu’un bien, quel qu’il soit, possession ou œuvre d’art, que personne ne peut voir ou louer, ne saurait être doux et agréable à celui qui le possède. Or, pourquoi parlé-je ainsi ? Pour montrer que, si les hommes n’eussent pas été créés, la beauté de l’univers serait demeurée sans témoin, et nous autres dieux nous serions riches d’une richesse que personne n’admirerait, et qui, par suite, n’aurait pour nous aucune valeur, attendu que nous ne pourrions la comparer à rien d’inférieur ; enfin nous ne comprendrions pas l’étendue de notre félicité, si nous ne voyions aucun être privé de ce bonheur : car la grandeur d’un objet ne se prouve que par sa comparaison avec un petit. Et vous, qui deviez me combler d’honneurs pour cet acte de bon citoyen, vous me clouez à un rocher en récompense de mes bonnes idées !

[16] Mais, dis-tu, il y a des méchants parmi les hommes : ils commettent des adultères, se font la guerre, épousent leurs sœurs, tendent des embûches à leurs pères. N’y a-t-il pas chez nous aussi abondante moisson de vices ? Et doit-on pour cela accuser Uranus et la Terre[1] de nous avoir donné l’existence ? Tu

  1. Voy. le commencement de la Théogonie d’Hésiode.