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TIMON OU LE MISANTHROPE.

homme qui nous régalait de si beaux sacrifices, cet ancien riche qui nous immolait des hécatombes entières, chez qui nous avions l’habitude de célébrer splendidement les Diasies[1].

Jupiter. Oh ! quel changement ! Lui si beau, si riche, entouré de tant d’amis ! Que lui est-il donc arrivé pour en être réduit là, sec, misérable, piochant pour un salaire, si j’en juge à l’énorme hoyau qu’il porte ?

[8] Mercure. On pourrait croire qu’il a été victime de sa bonté, de sa philanthropie, de sa sympathie envers les malheureux ; mais, en réalité, il ne doit s’en prendre qu’à sa folie, à sa niaiserie, au mauvais choix de ses amis : il ne voyait pas qu’il rendait service à des corbeaux et à des loups ; il prenait, le malheureux, ces vautours qui lui rongeaient le foie pour des amis sincères, et croyait d’affectueux compagnons ces gens qui n’aimaient que ses viandes. Aussi, lorsqu’ils eurent complètement mis à nu ses os, rongé et sucé sa moelle proprement et soigneusement, ils sont partis, le laissant sec, coupé dans sa racine ; ils ne le connaissent plus, ne le regardent plus (car à quoi bon ?), ne lui portent aucun secours et ne lui donnent rien en échange de ses bienfaits. Voilà pourquoi, la pioche en main, vêtu de cuir, comme vous voyez, il a quitté la ville par honte, travaille aux champs pour un salaire, l’âme aigrie par les malheurs, lorsqu’il voit ceux qu’il a enrichis passer fièrement auprès de lui, sans se rappeler seulement s’il se nomme Timon.

[9] Jupiter. Ce n’est pas un homme à dédaigner ou à laisser de côté ; l’infortuné a le droit de se plaindre, et nous ressemblerions à de détestables flatteurs, si nous l’abandonnions, lui qui, tant de fois, a brûlé sur nos autels les cuisses les plus grasses des taureaux et des chèvres : j’en ai encore le fumet dans les narines. Mais tant d’occupations, le grand tumulte qu’excitent les parjures, les brigands et les ravisseurs, la crainte des sacrilèges (et il y en a un si grand nombre, il est si difficile de s’en garantir, que je n’ai pas le temps de fermer l’œil), tout cela m’a empêché depuis longtemps d’arrêter mes regards sur l’Attique, surtout depuis que la philosophie et les batailles de mots y sont à la mode. Ces disputailleries, ces criailleries m’empêchent d’entendre les prières ; et il faut, ou que je reste assis les oreilles bouchées, ou que je sois assourdi de leur vertu, de leur spiritualité et autres inepties, qu’ils vocifèrent tous ensemble et à haute voix. Voilà pourquoi je ne me suis pas occupé de ce brave homme, qui en vaut pourtant la peine.

  1. Sur ces fêtes, voy. Thucydide, I, cxxi.