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LE JUGEMENT DES VOYELLES.

Zêta, de ne plus pouvoir désormais jouer du chalumeau, sonner de la trompette[1], ni même murmurer. Comment supporter une telle conduite ? quelle peine assez forte pour punir cet abominable Tau ?

[11] « Mais ce n’est pas seulement contre les lettres, ses semblables, qu’il commet des injustices, il les étend jusqu’aux hommes, et voici comment : il les empêche d’user directement de leur propre langue ; et ce mot lui-même, ô juges, j’y songe tout en vous parlant des hommes, ne m’en a-t-il pas chassé, en faisant prononcer γλῶτταν, au lieu de γλῶσσαν ? Quelle peste de la langue que ce Tau ! Mais revenons aux hommes, et prenons la défense de leurs droits méconnus. Le Tau s’efforce d’enchaîner, de torturer, de déchirer leur voix. Si quelqu’un aperçoit une belle chose, et veut dire καλόν, que c’est beau, il se glisse dans la bouche, et fait dire, ταλόν[2], parce qu’il veut toujours occuper la première place. Qu’un autre veuille parler du pampre, κλήματος, — triste chose, τλῆμον ! — il lui fait dire τλῆμα, au lieu de κλῆμα[3]. Et il ne s’en prend pas seulement ainsi aux gens du commun, il a l’audace de s’attaquer au grand roi, à celui devant qui la terre et la mer tremblent et changent de nature : de Cyrus il a fait un fromage[4].

[12] « C’est ainsi qu’il insulte aux hommes dans les mots : mais de plus, en réalité, comment les traite-t-il ? Les hommes gémissent, se désolent, et maudissent souvent Cadmus lui-même d’avoir introduit le Tau dans la famille des lettres. Ils disent que c’est à son image, que c’est à l’imitation de sa figure que les tyrans ont fait tailler le bois sur lequel ils les mettent en croix[5]. C’est de lui, en effet, qu’on a donné ce nom sinistre à cette sinistre invention. Or, pour tous ces forfaits, de combien de maux le jugez-vous digne ? Quant à moi, je ne sais qu’un supplice qui puisse égaler ses crimes, c’est qu’il soit attaché à sa propre figure, puisque c’est sur lui que les hommes ont pris modèle

  1. Συρίζειν, jouer du chalumeau, et σαλπίζειν, sonner de la trompette, se prononçaient attiquement συρίττειν et σαλπίττειν γρύζειν, murmurer, devenait γρύττειν.
  2. Le scoliaste de Sophocle, fait observer, à propos du vers 1346 d’Œdipe à Colone, que le personnage appelé Talaüs par le poète, est appelé par quelques-uns Calaüs.
  3. En prononçant τλῆμα, au lieu de κλῆμα, on fait et l’on dit une chose triste, τλῆμον.
  4. Κῦρος, Cyrus, devient Τῦρος, fromage.
  5. Voy. la note 4 de la page 27.