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LES AMOURS.

nous creusent une tombe commune, qu’ils confondent nos ossements et ne séparent point notre poussière insensible.

[47] « Ce n’est pas moi qui, le premier, aurai gravé ces lois pour les objets dignes de ma tendresse : la vertu héroïque qui se rapproche des dieux en avait déjà sanctionné les décrets, qui veulent que l’enthousiasme de l’amitié s’exhale jusqu’à la mort. La Phocide unit, dès leur enfance, Oreste et Pylade qui, prenant l’amour pour médiateur de leur tendresse, voguèrent ensemble sur le même vaisseau de la vie. Tous deux tuèrent Clytemnestre, comme s’ils eussent été fils d’Agamennon, tous deux firent tomber Égisthe sous leurs coups. Quand Oreste fut poursuivi par les Furies, Pylade souffrit plus encore que son ami et le défendit au tribunal. Ce ne fut pas dans les limites de la Grèce qu’ils renfermèrent leur amitié, mais ils naviguèrent jusqu’aux dernières extrémités de la Scythie, l’un malade et l’autre le soignant. Quand ils descendirent au rivage de la Tauride, l’Euménide, vengeresse du sang d’une mère, leur donna l’hospitalité. Les barbares les enveloppèrent dans un moment où Oreste, tombé dans ses fureurs ordinaires, était couché sans mouvement. Pylade

        Le soignait, essuyant l’écume de sa bouche[1],
        Et le couvrant d’un voile aux solides tissus.

« On remarquait moins en lui la tendresse d’un amant que la sollicitude d’un père. Lorsqu’il fut arrêté que l’un serait immolé et que l’autre irait à Mycènes porter la lettre, chacun d’eux voulut demeurer à la place de l’autre ; chacun d’eux croyait vivre, si son ami conservait la vie. Oreste refuse de prendre la lettre, et Pylade, devenant pour ainsi dire l’amant au lieu de l’objet aimé[2] :

        S’il meurt, ah ! c’est pour moi le plus cruel supplice,
        Et mon navire emporte un trop pesant fardeau.

Et plus loin[3] :

                …Donne-lui cette lettre :
        Qu’il parte pour Argos, pour seconder tes vœux,
        Et tu m’insulteras après, si tu le veux.

[48] « C’est ainsi que tout va. Quand un amour honnête, nourri dans notre cœur dès l’enfance, se fortifie jusqu’à l’âge de

  1. Euripide, Iphigénie en Tauride.
  2. Id., ibid., v. 598.
  3. Id., ibid., v. 603.