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LES AMOURS.

vait le moins l’apercevoir. Mais la prêtresse qui nous accompagnait nous détrompa en nous racontant une histoire étrange et vraiment incroyable : « Un jeune homme, d’une famille distinguée, nous dit-elle, mais dont le crime a fait taire le nom, venait fréquemment dans ce temple ; un mauvais génie le rendit éperdument amoureux de la déesse. Comme il passait ici des journées entières, on attribua d’abord sa conduite à une vénération superstitieuse. En effet, dès la pointe du jour, avant le lever de l’aurore, il accourait en cet endroit et ne retournait à sa demeure que malgré lui et longtemps après le coucher du soleil. Durant tout le jour, il se tenait assis vis-à-vis de la déesse ; ses regards étaient continuellement fixés sur elle ; il murmurait tout bas je ne sais quoi de tendre, et lui adressait en secret des plaintes amoureuses.

[16] « Voulait-il donner le change à sa passion, il disait quelques mots à la statue, comptait sur une table quatre osselets de gazelle, et faisait dépendre son destin du hasard. S’il réussissait, si surtout il amenait le coup de Vénus[1], aucun dé ne tombant dans la même position, il se mettait à adorer son idole, persuadé qu’il jouirait bientôt de l’objet de ses désirs. Mais si, au contraire, ce qui n’arrive que trop souvent, le coup était mauvais, et si les dés tombaient dans une position défavorable, il maudissait Cnide entière, s’imaginant éprouver un mal affreux et sans remède ; puis, bientôt après, reprenant les dés, il essayait, par un autre coup, de corriger son infortune. Déjà, la passion l’irritant de plus en plus, il en avait gravé des témoignages sur toutes les murailles ; l’écorce délicate de chaque arbre était devenue comme un héraut proclamant la beauté de Vénus. Il honorait Praxitèle à l’égal même de Jupiter. Tout ce qu’il possédait de précieux chez lui, il le donnait en offrande à la déesse. Enfin la violence de sa passion dégénéra en frénésie, et son audace lui procura les moyens de la satisfaire. Un jour, vers le coucher du soleil, à l’insu des assistants, il se glisse derrière la porte, et, se cachant dans l’endroit le plus enfoncé, il y demeure immobile et respirant à peine. Les prêtresses, suivant l’usage, tirent du dehors la porte sur elles, et le nouvel Anchise est enfermé dans le temple. Qu’est-il besoin de vous dire le crime que cette nuit vit éclore ? Ni personne, ni moi ne pourrais l’essayer. Le lendemain on découvrit des vestiges de ses embrassements amoureux, et la déesse portait cette tache comme un témoin de l’outrage qu’elle avait subi. À l’égard du jeune homme, l’opinion

  1. Voy. Ch. Dezobry, Rome au siècle d’Auguste, lettre XIII.