Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome I, 1866.djvu/58

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
22
NIGRINUS OU LE PORTRAIT D’UN PHILOSOPHE.

leur vivant, d’après ces recommandations d’outre-tombe. « Ce sont ces gens-là, disait-il qui achètent des mets d’un prix excessif, qui, dans les repas, versent du vin mêlé avec du safran et des aromates[1], qui se couvrent de roses pendant l’hiver[2], qui n’aiment ces fleurs que lorsqu’elles sont rares et hors de saison et qui, lorsqu’elles viennent d’elles-mêmes et dans leur temps, ne peuvent plus les souffrir. Ce sont eux enfin qui boivent des vins parfumés », bizarrerie que Nigrinus blâmait surtout en eux, prétendant qu’ils ne savent pas même user de leurs désirs, mais qu’ils en abusent, les confondent, et que, laissant écraser leur âme sous le poids de la mollesse, ils font ce qu’on dit dans les tragédies et les comédies : « ils s’efforcent de passer à côté de la porte ; » et il appelait ce genre de plaisir un « solécisme. »

[32] Cette réflexion lui était suggérée sans doute par le mot que l’on prête à Momus. Celui-ci reprochait au dieu qui avait formé le taureau, de ne lui avoir pas placé les cornes devant les yeux. Ainsi notre philosophe reprochait à ceux qui se couronnent de fleurs de ne pas savoir l’endroit où il faut les poser. « Car si l’on se plaît, disait-il, à l’odeur des violettes et des roses, c’est sous le nez qu’il faut les mettre, et le plus près possible, afin d’aspirer le parfum et d’en tirer plus de plaisir. »

[33] Il ne se moquait pas moins de ceux qui prennent grand soin de composer leur repas, qui sont en quête des sauces les plus variées, des mets les plus recherchés : il disait qu’ils se donnaient bien de la peine pour un plaisir rapide et de peu de durée, qu’ils se condamnaient à un rude travail pour l’espace de quatre doigts, qui forme l’étendue la plus longue du gosier de l’homme ; car, avant de manger, ils ne jouissent pas de ce qu’ils ont payé si cher ; et quand ils l’ont avalé, leur jouissance n’est pas plus grande pour s’être remplis de plats coûteux : ils n’ont donc pas d’autre plaisir que celui du passage des mets qu’ils ont achetés à grands frais. Et il est tout naturel qu’ils soient punis ainsi d’une ignorance qui leur fait méconnaître les véritables jouissances, celles que l’on puise dans la philosophie, quand on se livre à l’étude. [34] Quant à ce qui se passe aux bains, il en parlait aussi avec

  1. Voy. sur ce luxe des festins, Ch. Dezobry, Rome au siècle d’Auguste.
  2. Chez les Romains, on faisait un grand emploi de feuilles de roses, comme objet de luxe. Dans un des repas que Cléopâtre donna à Antoine, elle couvrit le plancher de la salle à manger d’une couche de feuilles de roses qui avait plus d’une coudée d’épaisseur.