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LES AMOURS.
l’amour des garçons ; il regardait la Vénus femelle comme un gouffre sans issue. L’autre, chaste sur l’amour masculin, était passionné jusqu’à la fureur pour les femmes. Ils me prirent pour juge de leur dispute, née de goûts opposés. Je ne puis te dire le plaisir que j’en ressentis : la trace de leurs paroles est, pour ainsi dire, empreinte dans mes oreilles, comme si elles venaient d’être prononcées. Aussi, pour que tu n’aies rien à me reprocher, je vais te rapporter avec exactitude ce que j’ai entendu dire à l’un et à l’autre.

Théomneste. Moi, je vais me lever d’ici et m’asseoir vis-à-vis de toi,

        En attendant qu’Achille ait mis fin, à ses chants[1].

Et toi, chante-nous, sur un air mélodieux, l’antique gloire de cette amoureuse dispute.

[6] Lycinus. J’avais formé le dessein de m’embarquer pour l’Italie, et l’on m’avait préparé un de ces vaisseaux légers à deux rangs de rames, dont se servent les Liburniens[2], peuple qui habite le golfe Ionique. Après avoir adoré, comme je le devais, tous les dieux de la patrie, et supplié Jupiter hospitalier d’étendre une main propice sur cette expédition dans un pays étranger, je descendis de la ville à la mer sur un char attelé de mules. Je serrai la main de ceux qui me faisaient la conduite, foule nombreuse de savants avec lesquels j’avais lié société et qui se séparaient de moi avec quelque regret, je montai sur le vaisseau et m’assis à la poupe à côté du pilote. Bientôt les efforts des rameurs nous éloignent de la terre ; un vent favorable gonfle les flots derrière notre esquif ; on dresse le mât au milieu du navire, on attache l’antenne à la hune ; on déploie les voiles roulées confusément sur les cordages ; peu à peu la brise emplit la toile ; nous volons avec la rapidité d’un trait ; la vague bouillonne et frémit sous la proue qui la fend.

[7] Il est inutile d’allonger mon récit par le détail de tous les événements sérieux ou plaisants, qui nous arrivèrent durant la traversée. Après avoir côtoyé le littoral de la Cilicie, nous entrons dans le golfe de Pamphylie, et, passant ensuite avec quelque difficulté les îles Chélidonées[3], ces limites fortunées de l’ancienne Grèce, nous relâchons à chacune des principales

  1. Iliade, IX, v. 191.
  2. Voy. Horace, Épodes, I, v. 1, et la note d’Orelli.
  3. C’étaient, suivant Strabon, cinq îles rocailleuses sur la côte de la Lycie, à 63 kilomètres environ à l’E. de l’île de Rhodes, et à un peu plus d’un kilomètre du promontoire Sacré, aujourd’hui cap Chelidoni, sur la côte méri-