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NIGRINUS OU LE PORTRAIT D’UN PHILOSOPHE.

et deviendront vertueux. Il voulait que l’on se portât sans délai vers le bien, et il condamnait ouvertement ces philosophes qui s’imaginent que, pour former les jeunes gens à la vertu, il est nécessaire de les soumettre à de nombreuses contraintes et de pénibles exercices[1] : les uns veulent en effet qu’on enchaîne leurs élèves, d’autres qu’on les fouette, d’autres que ceux qui ont un joli visage se tailladent avec le fer.

[28] Nigrinus pensait qu’il faut bien plutôt procurer à l’âme cette force et cette insensibilité, et qu’un bon instituteur doit tenir compte de l’esprit, du corps, de l’âge, de la première éducation, pour ne pas encourir de reproches en imposant aux jeunes gens des exercices au-dessus de leurs forces : il ajouta que plusieurs jeunes gens étaient morts des suites de ces pratiques insensées. Et moi-même j’en ai connu un, qui, après avoir goûté aux doctrines amères de ces philosophes, n’eut pas plus tôt connu la vérité, qu’il s’enfuit de leurs écoles pour n’y plus retourner : il vint trouver Nigrinus, qui n’eut pas de peine à le rétablir.

[29] Mais bientôt notre philosophe, laissant ce sujet, parla d’autres personnages, du tumulte de la ville, des embarras de la foule, des théâtres, de l’hippodrome, des statues élevées aux cochers, des noms des chevaux, des entretiens qu’on entend là-dessus dans les carrefours. La manie des chevaux est effectivement générale, et elle s’est emparée d’un grand nombre d’hommes qui sont regardés comme de fort honnêtes gens.

[30] Il passa ensuite à un autre tableau, celui des pratiques relatives aux funérailles, aux testaments, ajoutant qu’on trouve dans ceux-ci la seule parole vraie que dise un Romain dans toute sa vie, parce qu’il ne craint pas les conséquences de sa franchise. Pendant qu’il parlait ainsi, je me pris à rire, en songeant que les Romains font ensevelir avec eux les preuves de leur ignorance, tandis qu’ils laissent par écrit celles de leur stupidité : ainsi les uns font brûler avec eux sur le bûcher soit leurs vêtements, soit quelque autre objet qui leur a été cher pendant leur vie ; d’autres ordonnent qu’un certain nombre d’esclaves demeurent près de leur tombeau ; quelques-uns font couronner de fleurs leurs urnes funéraires, toujours faibles d’esprit, même après la mort[2].

[31] Nigrinus voulait qu’on jugeât de ce qu’ils avaient fait de

  1. C’est ainsi que Montaigne ne veut pas que l’on fasse de la science un « phantasme à effrayer les gens ».
  2. Lucien raille encore mieux ces pratiques dans son Charon et dans l’opuscule intitulé Sur le deuil.