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NIGRINUS OU LE PORTRAIT D’UN PHILOSOPHE.

nuit, parcourent tous les quartiers de la ville et se laissent impunément fermer la porte au nez par les esclaves, qui les appellent chiens et flatteurs : le prix de cette promenade peu agréable, c’est un dîner moins agréable encore, source pour eux de mille ennuis[1]. Après avoir mangé, après avoir bu plus qu’ils ne voulaient, après avoir bavardé outre mesure, ils s’en vont en grommelant, de mauvaise humeur, maudissant le festin, accusant l’insolence ou la lésinerie du maître ; puis ils remplissent les carrefours de leurs vomissements et les plus mauvais lieux de leurs querelles. La plupart vont se mettre au lit, quand commence le jour, et donnent aux médecins des occasions de promenades : quelques-uns, chose toute nouvelle, n’ont pas le temps d’être malades.

[23] Pour moi, je pense que les flatteurs sont encore plus pervertis que ceux qu’ils flattent, parce qu’ils autorisent leur insolence. Lorsqu’ils admirent, en effet, l’opulence de leur patron, qu’ils vantent son or, qu’ils remplissent ses vestibules dès la pointe du jour, qu’ils ne l’abordent que comme un maître, quels peuvent être ces sentiments ? Mais si, d’un commun accord, ceux-ci voulaient renoncer pour un temps à leur servitude volontaire, ne croyez-vous pas qu’à leur tour les riches viendraient à la porte des pauvres les supplier de ne pas laisser leur fortune sans spectateurs et sans témoins, de ne pas rendre inutile la somptuosité de leurs tables et la grandeur de leurs palais ? Car ce n’est pas tant la richesse qu’ils aiment, que la réputation d’hommes heureux qu’elle procure ; et certainement une belle maison, où brillent l’or et l’ivoire, est inutile à celui qui l’habite, s’il n’y a personne pour l’admirer. Il faudrait donc détruire et ravaler le pouvoir des riches, en opposant à leur richesse le rempart du mépris ; mais aujourd’hui, en les adorant, on leur fait perdre la tête[2].

[24] Encore si l’on ne voyait que des gens sans instruction et qui font profession d’ignorance agir de la sorte, on pourrait peut-être le tolérer ; mais que de soi-disant philosophes fassent des bassesses beaucoup plus ridicules, c’est ce qu’il y a de plus révoltant. Que croyez-vous qui se passe dans mon âme, quand je vois quelqu’un de ces hommes, surtout quelque vieillard, se mêler à la troupe des flatteurs, faire la fonction de satellite

  1. Voy. Juvénal, Sat., IV, et Sénèque, De la brièveté de la vie, chap. XIV. Comparez Salluste, Catilina, chap. xxviii ; Ch. Dezobry, Rome au siècle d’Auguste. t. I. p. 299.
  2. Nous retrouverons ces idées dans les Saturnales.