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DE LA DANSE.

[69] En outre, les opérations des deux parties essentielles de l’homme sont distinctes ; âme et corps, chacun a les siennes ; mais dans la danse elles se confondent ; les actions y montrent à la fois et la vivacité de la pensée et celle des mouvements du corps. Or, qu’y a-t-il au-dessus de la sagesse des actes et du sens qu’on donne à tout ce qu’on fait ? Aussi Lesbonax de Mitylène[1], homme de cœur et d’esprit, appelait les danseurs chirosophes[2], et fréquentait leur théâtre afin d’en revenir meilleur. Timocrate, son maître, ayant vu une fois, par hasard, un danseur exécutant un de ses rôles, s’écria : « De quel spectacle m’avait privé le respect de la philosophie ! »

[70] Si ce que Platon[3] dit de l’âme est vrai, le danseur nous en montre parfaitement les trois parties : l’irascible, lorsqu’il représente la colère ; le concupiscible, quand il joue les rôles d’amoureux, et le raisonnable, lorsqu’il met un frein à chaque passion. Or, cette dernière qualité est disséminée dans toutes les parties de la danse, comme le toucher dans tous les autres sens. Le danseur, en se proposant pour but la beauté et la grâce des mouvements, fait-il autre chose que prouver l’assertion d’Aristote[4], qui fait l’éloge de la beauté et la regarde comme l’une des trois parties du souverain bien ? J’ai même entendu dire à quelqu’un, qui exaltait la danse avec un peu d’enthousiasme juvénile, que le silence des personnages dansants était comme un symbole du dogme de Pythagore.

[71] Toutes les autres sciences nous promettent, les unes l’utilité, les autres le plaisir ; la danse seule nous offre les deux tout ensemble ; et son utilité est d’autant plus grande qu’elle naît du plaisir même. Combien, en effet, n’est-il pas plus agréable d’assister à ce spectacle que de voir des jeunes gens se donner des coups de poing, ruisseler de sang, lutter en se roulant dans la poussière ? La danse aussi présente ces sortes de spectacles, mais c’est avec moins de danger, plus de grâce et plus de charme. Ainsi, les mouvements incessants des danseurs, leurs pirouettes, leurs virevoltes, leurs sauts, leurs renverses, réjouissent tous ceux qui les voient et sont très-salubres à ceux qui les font. Je puis donc dire que la danse est à la fois le plus beau et le plus harmonieux des exercices, puisqu’il procure au corps la souplesse, la flexibilité, la légèreté, lui apprend à se

  1. Philosophe et rhéteur du siècle d’Auguste.
  2. Χείρ, main ; σοφός, sage ou savant.
  3. République, IV, p. 184 de la traduction de Grou, édition Charpentier.
  4. Aristote, Morale, I, 8.