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DE LA DANSE.

jouterai même que celui qui a assisté à ce spectacle peut s’appliquer ce beau vers d’Homère :

        Il s’en va tout joyeux et sachant plus de choses[1].

Craton. Par Hercule ! Lycinus, quels sentiments ! Quoi ! loin de rougir de ta conduite, tu parais en faire gloire ! C’est affreux ! Il n’y a plus à espérer de te guérir, puisque tu as l’audace de louer des choses si honteuses et si méprisables.

[5] Lycinus. Dis-moi, Craton, si tu blâmes la danse et ce qui se fait au théâtre, est-ce pour l’avoir vu souvent, ou bien considères-tu comme honteux et méprisable, suivant ton expression, un spectacle auquel tu n’as jamais assisté ? Si tu l’as vu, nous en sommes au même point ; sinon, prends garde que l’on ne te reproche de blâmer sans raison et avec témérité ce que tu ne connais pas.

Craton. Il ne me manquerait plus, avec cette large barbe et ces cheveux blancs, que d’aller m’asseoir au milieu des femmelettes, parmi les spectateurs insensés, et d’applaudir, comme eux, avec des acclamations outrées, à quelque misérable qui se fend d’une manière indécente !

Lycinus. Je te pardonne, Craton ; mais, si je pouvais t’engager à faire l’épreuve de ce plaisir, je suis certain que, du moment où tu aurais ouvert les yeux, tu ne pourrais plus t’empêcher d’accourir au spectacle avant tous les autres, afin d’occuper un des bancs les mieux placés pour voir et pour entendre.

Craton. Que je ne voie pas la saison prochaine[2], si jamais je prends cette licence, tant que j’aurai les jambes velues et du poil au menton ! Mais j’ai vraiment pitié de toi, en te voyant livré à ce transport bachique.

[6] Lycinus. Veux-tu, mon ami, laisser là tes injures, et m’entendre te dire quelques mots sur la danse, en quoi elle est honnête, comment elle n’est pas seulement agréable, mais utile au spectateur, quelles leçons elle nous donne, ce qu’elle nous enseigne, à quel rhythme elle assouplit l’âme de ceux qui la voient, comment elle nous exerce par un beau spectacle, nous occupe par de suaves harmonies, et nous initie aux rapports qui unissent la beauté physique à la beauté morale ? Loin de lui faire un crime d’employer à cet effet la musique et le rhythme, on doit plutôt lui en savoir gré.

Craton. Je n’ai pas du tout le loisir d’entendre un fou me

  1. Odyssée, XII, v. 188.
  2. Voy. p. 72, note 1. Cf. le Xe Dialogue des Courtisanes.