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DE LA DANSE.

Rhodopes[1], et cela avec des airs, des fredons, un bruit de pieds, qui sont choses ridicules et fort inconvenantes pour un homme bien né et qui te ressemble ? Aussi, dès que j’ai su que tu passais ton temps à ces sortes de spectacle, non seulement j’en ai rougi pour toi, mais j’ai été fâché qu’oubliant Platon, Chrysippe et Aristote, tu demeurasses assis comme les gens qui se chatouillent les oreilles avec une plume. N’est-il pas mille autres moyens d’amuser nos oreilles et nos yeux ? À défaut des joueurs de flûte ambulants, des musiciens qui chantent des airs autorisés avec accompagnement de cithare, n’avons-nous pas la tragédie grave, ou la comédie divertissante, qui ont mérité d’être admises dans nos jeux publics ?

[3] Aussi, mon cher, tu as besoin d’une longue apologie auprès des hommes de lettres, si tu ne veux être exilé de leur commerce, et retranché de la société des honnêtes gens. En attendant, le meilleur pour toi sera, je pense, de guérir ta mauvaise réputation par une dénégation absolue, et de ne pas avouer que tu aies jamais commis pareille faute ; et pour l’avenir, prends garde de devenir, à notre insu, d’homme que tu étais, une Lydienne ou une Bacchante. Ce ne serait pas seulement ta faute, mais aussi la mienne, si, comme Ulysse, je ne t’arrachais au lotos[2] pour te ramener à tes goûts ordinaires, avant que les sirènes du théâtre se fussent emparées de toi. Et cependant, celles du poète ne tendaient de pièges qu’aux oreilles ; il suffisait d’un peu de cire pour passer outre ; mais il semble que c’est par les yeux que celles-ci t’ont rendu complètement leur esclave.

[4] Lycinus. Ah ! Craton, comme il mord, le chien que tu viens de nous lâcher aux jambes ! Pourtant ton exemple des Lotophages et ton image des Sirènes ne me paraissent avoir aucun rapport avec la condition où je suis. En effet, ceux qui avaient goûté le lotos ou écouté les Sirènes trouvaient la mort pour prix de ce qu’ils avaient entendu ou mangé ; moi, indépendamment du plaisir plus vif encore que j’ai éprouvé, il ne m’est rien arrivé que d’heureux. Je n’ai point négligé mes affaires domestiques, je n’ai point oublié mes devoirs ; mais, s’il faut parler en pleine franchise, je suis toujours revenu du théâtre beaucoup plus instruit et plus clairvoyant dans les affaires de la vie. J’a-

  1. La légende de Phèdre est connue. Parthénope est une des Sirènes, qui fut méprisée par Ulysse. Rhodope fit argent de son corps, et gagna, dit-on de quoi bâtir une des pyramides d’Égypte. Cf. plus loin, § 51.
  2. Odyssée, IX, v. 94.