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LE SONGE.

[15] La Science, me regardant alors : « je vais te récompenser me dit-elle, du jugement équitable que ton impartialité vient de prononcer. Avance, monte sur ce char (elle me fit voir un char traîné par des chevaux ailés, semblables à Pégase), et tu verras tout ce que tu aurais ignoré, si tu avais dédaigné de me suivre. » Je m’élevai donc sur le char, et j’aperçus, de l’orient à l’occident, les villes, les nations, les peuples, sur lesquels, nouveau Triptolème[1], je répandais comme une semaille. Je ne me souviens pas bien de ce que c’était, mais je sais que les hommes, levant les yeux au ciel, me comblaient de louanges et me bénissaient partout où je dirigeais mon vol.

[16] Après que la Science m’eut fait voir tout cela et m’eut exposé moi-même à tous ces éloges, elle me ramena dans mon pays, non plus couvert de l’habit que j’avais en partant, mais revêtu, à ce qu’il me semblait, d’une robe magnifique. Bientôt, rencontrant mon père, qui était debout et m’attendait, elle lui montra cette robe, et ma personne, et la splendeur de mon retour, et elle le fit souvenir de la décision qu’il avait été sur le point de prendre à mon égard. Tel est le souvenir de la vision que j’ai eue au sortir de mon enfance, et l’esprit encore troublé par la crainte des coups.

[17] Mais, pendant que je vous parle : « Voilà un songe bien long, dira quelqu’un, et qui sent le plaidoyer. — Sans doute, dira quelque autre, C’est un songe d’hiver, alors que les nuits sont très longues ; ou bien encore c’est l’œuvre de trois nuits, comme Hercule[2]. Pourquoi vient-il nous débiter ces fadaises, nous rappeler une nuit de son enfance, nous entretenir d’un rêve déjà vieux et suranné ? Son récit est froid et puéril. Nous prend-il donc pour des interprètes de songes ? » Non, mon ami ; mais Xénophon[3] n’a-t-il pas aussi raconté le songe dans lequel il lui semblait voir la maison de son père, avec d’autres circonstances ? Or, vous le, savez, sa vision n’était pas du charlatanisme, ni sa narration une bagatelle : il était en guerre, sa situation était critique, les ennemis l’entouraient de toutes parts, et pourtant son récit produisit le plus heureux effet.

[18] De même je ne vous ai raconté mon songe que pour diriger les jeunes gens vers le bien et l’amour de la Science ; et surtout, s’il en est à qui la pauvreté inspire de mauvais sent-

  1. Inventeur et propagateur de l’agriculture.
  2. Voy. l’Amphitryon de Plaute et celui de Molière, et plus loin le dixième Dialogue des dieux.
  3. Xénophon, Anabase, liv. III, i, 11.