Page:Lucien - Œuvres complètes, trad. Talbot, tome I, 1866.djvu/38

Cette page a été validée par deux contributeurs.
2
LE SONGE.

sitions naturelles. » Mon père jugeait ainsi d’après de petites figures que je faisais avec de la cire. En effet, quand je revenais de l’école, je prenais de la cire, et j’en façonnais des bœufs, des chevaux, et, par Jupiter ! même des hommes, le tout fort gentiment, au goût de mon père. Ce talent m’avait jadis attiré quelques soufflets de mes maîtres ; mais aujourd’hui il devenait un sujet d’éloges et le signe d’une heureuse aptitude ; et de là naissaient les plus belles espérances, que j’allais apprendre mon métier au plus vite avec une si belle disposition à la statuaire !

[3] Bientôt arriva le jour de commencer l’apprentissage, et je fus confié à mon oncle, enchanté, ma foi, de mettre la main à l’œuvre : en effet, je ne voyais là qu’un divertissement agréable, un moyen de me distinguer parmi ceux de mon âge, quand on me verrait sculpter des dieux, et faire de jolies statuettes, soit pour moi, soit pour qui je voudrais. Mais il m’arriva ce qui arrive toujours aux débutants ; mon oncle me mit un ciseau entre les mains, et m’ordonna de tailler légèrement une tablette de marbre placée devant moi, en me rappelant le proverbe : « Œuvre commencée est à moitié faite[1]. » L’inexpérience me fit porter un coup trop fort, et la tablette se brisa : mon oncle, tout en colère, saisissant une courroie, qui se trouvait à sa portée, me donna une leçon si rude, un avertissement si violent, que je fus initié au métier par des pleurs.

[4] Je m’enfuis à la maison, en sanglotant et les yeux pleins de larmes : je raconte l’histoire de la courroie, je montre les meurtrissures, je me plains de la brutalité de mon oncle, ajoutant que c’est la jalousie qui l’a fait agir de la sorte, qu’il a craint de me voir un jour plus habile que lui. Ma mère se fâcha, maudit mille fois son frère, puis, quand vint le soir, j’allai me coucher, les joues encore humides, et je songeai toute la nuit.

[5] Jusqu’ici tout ce que j’ai dit n’a été que plaisanterie et enfantillage ; mais voici, chers auditeurs, que vous allez entendre des paroles sérieuses et qui veulent des oreilles attentives. En effet, pour parler comme Homère[2], un divin songe vint me visiter à travers les douces ombres de la nuit, vision si nette qu’elle

  1. Le proverbe grec est littéralement : « Le commencement est la moitié du tout. » On attribue cet hémistiche à Hésiode. Horace a dit de même : « Dimidium facti, qui cœpit, habet, » Ep. I, ii, v. 40. Cf. Ovide, Ars amator., I, v. 610.
  2. Iliad., II, v. 56, 57.