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El Arab

Arrêtée à contempler cette petite beauté, si foncée dans les pâleurs qui la drapent, je vois se relever lentement les paupières intimidées. J’en ai crié, peut-être. Alors que toute sa lisse personne, depuis les pieds d’or sombre jusqu’au sombre rideau des cils, exigeait des prunelles de velours noir, les yeux de cet enfant sont, en toutes lettres, deux immenses opales.

Je renonce à décrire l’effet stupéfiant produit par ce regard d’arc-en-ciel dans ce teint d’Afrique. Quelque chose de presque effrayant. La rencontre d’un petit dieu.

Appelant J. C. Mardrus :

— Écoute ! Écoute ! Maintenant il me faut ce petit garçon ! Je veux l’emporter à Paris ! Achète-le ! Prends-le comme groom ! Je ne sais pas, moi ! Je ne peux pas avoir trouvé cette merveille dans ce pré pour l’y laisser, tu comprends ? Mais regarde ! Regarde ses yeux !

— Extraordinaires, c’est vrai !

— Demande-lui pourquoi il a ces yeux-là !

Le petit répond. Il ne s’est jamais vu dans une glace. Il ne sait pas qu’il a les yeux clairs.


Hélas ! après quelques rires de J. C. M. devant mon exaltation, il fallut bien reprendre notre route — sans emmener le petit dieu.

Tout ce que j’avais d’argent sur moi, pour sa joie et sa stupeur, je le versai, du haut de mon cheval, dans ses longues mains d’idole. Son unique pendant d’oreille tremblait dans les molles ombres du turban blanc.

— Demande-lui ce qui lui ferait plaisir !

— Je voudrais, dit l’enfant divin en montrant du doigt, je voudrais une chose comme celle-ci, et aussi une chose comme celle-là.

C’est-à-dire les souliers jaunes à lacets de mon mari, plus — comble d’horreur — son faux-col.

… Ce fut bien mélancoliquement que je sentis, ce jour-là, progresser mon initiation à l’Orient tel qu’il est.