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El Arab

La chanteuse Ouassîla n’était pas du dîner. Il me fallut l’Égypte pour comprendre que les chanteuses et chanteurs, en Islam, et malgré la place considérable qu’ils tiennent dans la vie orientale, ne sont que des subalternes.

Tout à coup, sans aucun signe du nègre, de leur propre gré, les enfants dorées abandonnaient en bloc le service, s’asseyaient par terre toutes ensemble et chantaient. Puis elles reprenaient leur va-et-vient autour de la table, changeant les assiettes et les couverts à chaque instant, même quand on avait à peine commencé de goûter ce qu’elles venaient de vous servir.

À deux heures du matin toute la compagnie regagna les salons. Personne ne se préoccupait de l’heure. Les harems m’apprirent, à la longue, que les Arabes sont « des enfants de nuit » et qu’à partir du coucher du soleil le temps, pour eux, cesse d’exister.

Ouassîla venait de reparaître parmi nous. Elle s’assit sur des coussins avec son ’oûd sur les genoux. Sa tête sombre de mulâtresse, à cause des cheveux coupés, était celle d’un adolescent. Les cheveux coupés, parfaitement inconnus alors, quant aux femmes, représentaient, avec le célibat, la marque distinctive des chanteuses égyptiennes.

Je regardais de tous mes yeux cet être étranger qui, nonobstant l’européanisme de la princesse, condensait pour moi l’exotisme enchanteur de cette soirée où je me sentais si loin de tout ce que j’avais connu.

Sans aucune annonce, avec cet air de penser à autre chose qui est la manière d’être et le charme des Arabes, elle se mit à préluder sur son luth, puis, devant le silence général déjà prêt à l’écouter, elle laissa retomber ses mains et prit une cigarette. Je ne savais pas encore. Jouer avec l’impatience des auditeurs comme le chat avec la souris, c’est de tradition chez les chanteurs réputés dont était Ouassîla. Pour exprimer cette taquinerie professionnelle ils ont un mot français : caprice. Et, certes, le caprice peut aller fort loin.

L’impérieuse princesse elle-même attendait avec les