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Tunis

aux yeux creusés de faim, de soif et de fatigue. La tasse de café déjà dans leur main droite, une fleur dans la gauche, on voyait tous ces hommes attendre la seconde imminente où le canon français, par un seul coup plein de solennité, ferait savoir à l’Islam que l’instant venait de sonner où, selon la formule consacrée, les yeux, dans le crépuscule à peine terminé, ne peuvent plus distinguer un fil blanc d’un fil noir.

Cette tasse brûlante ! Ce supplice de Tantale !

Un « ah ! » unanime et sourd salue le coup de canon. Toutes les bouches hument à la fois, tous les yeux rient. Et, maintenant, à nous la récompense de notre long héroïsme !

Une des grandes curiosités de Tunis pendant le Ramadan : Karagheuz. C’est le guignol arabe ou plutôt turc. Il faut, pour assister aux représentations, s’entasser avec les Arabes dans un étroit et long habitacle où, comme toujours, assimilés les uns aux autres, ils peuvent tenir cent cinquante alors que les Européens n’y trouveraient pas assez de place pour vingt personnes.

Pas de femmes là plus qu’ailleurs. Elles ne sauraient, de nuit, sortir des ombres du harem. Les enfants, auxquels ce guignol s’adresse exactement comme chez nous, sont collés à deux ou trois dans le giron de leurs pères. Et voilà la représentation. Elle est à peine racontable.

Ce sont des ombres chinoises. Karagheuz, grande vedette, est un petit personnage tout nu qui, formidablement armé par la nature, se jette sur tout ce qui passe à sa portée, femmes, hommes ou enfants. Si c’est une femme, elle se relève du rapide colletage, se secoue, et met au monde à l’instant même un nouveau-né criard.

Le reste de l’histoire ou plutôt des histoires est à l’avenant. Les enfants rient, leurs pères avec eux. Les uns ont cinq ans, les autres sont des hommes ; mais leur amusement est le même. Et, pas plus les uns que les autres, ils ne sont gênés par l’impudeur énorme projetée devant leurs yeux. Il n’y a pas d’innocence enfantine en pays d’Islam.

Le lendemain de telles nuits, c’était la cendre après la