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El Arab

remarqué. C’était des habitués. Quand le moment viendrait l’aumône descendrait sur eux, je le sais à présent, cette aumône musulmane si large en même temps que si cachée, seule magnificence orientale qui ne soit pas ostentatoire parce qu’elle est dispensée aux pauvres, comme parle le Coran, « rien que pour le visage d’Allah. »

Cette période d’investigations solitaires dans les petites rues à la chaux de Tunis m’a permis de découvrir quel monde sépare ceux qui parlent l’arabe de ceux qui ne le parlent pas. Bien avant mon initiation à la langue de Mohammad, initiation qui ne commença qu’après plusieurs mois de séjour, j’étais à même d’établir la différence entre mes matinées toute seule et mes après-midi dans la compagnie de J. C. Mardrus. Car nous ne sortions pas une fois ensemble qu’il n’y eût pour moi quelque singulière ou charmante chose à retenir de nos courses à travers cet Islam auquel, sans mon mari, je n’eusse évidemment rien compris.

Le magique docteur des Mille Nuits et une Nuit, sitôt en pays arabe, y suscite, rien qu’en passant, de l’inattendu. Subjugués par son autorité, par l’écrasant avantage qu’il a de parler mieux qu’eux, peut-être aussi par je ne sais quel fluide de grand poète oriental émané de lui, les musulmans non européanisés sont d’instinct prêts à l’écouter, à le suivre, et j’ai bien souvent pensé qu’en d’autres époques il eût, sur un signe, déchaîné la guerre sainte en pays d’Islam.

Que de fois j’ai vu, dans les diverses géographies par nous parcourues, des bandes d’Arabes marcher derrière lui, tapant dans leurs mains et criant : « Pourquoi celui-là n’est-il pas notre gouverneur ? »

Dans les rues indigènes de Tunis, cela donnait quantité de petites aventures qui, sans attendre, m’éclairèrent et sur la mentalité musulmane et sur celle de mon mari, mentalité que je n’avais pas tout à fait saisie tant que nous étions restés en France. De sorte que je puis dire que, si c’est lui qui m’a fait comprendre les Arabes, ce sont les Arabes qui me l’ont fait comprendre.