Page:Lucie Delarue-Mardrus - El Arab.djvu/223

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
220
El Arab

savait même pas le possible précurseur, le grossier embryon d’un Molière égyptien, le Molière du Médecin Volant et de La Jalousie du Barbouillé.

Mieux avertie était la véritable entreprise théàtrale que tentait dans une grande salle cette compagnie syrienne.

Je crois bien que la représentation à laquelle je fus invitée était la première de toutes. Mais pourquoi seule dans ma loge ? Le docteur Mardrus était sans doute retenu parmi les étudiants d’El Azhar, cette université coranique qui réunit les jeunes musulmans de toutes les contrées et dans laquelle il aimait s’entretenir avec eux.


Quoi qu’il en soit, assise dans cette loge, je me savais l’unique représentante de l’Europe au milieu d’une assemblée entièrement composée de turbans populaires. (Pas de spectatrices, naturellement.)

La pièce qu’on donnait n’était autre que Roméo et Juliette, traduction arabe de je ne sais qui.

Et voilà le public.

Aux fauteuils d’orchestre, à toutes les places, installés de travers sur leurs sièges, ces Égyptiens à profils de musée fument des cigarettes avec l’air de penser à autre chose, tournés presque tous de façon à ne pas voir la scène, non par insolence, bien sûr, mais simplement parce que rien de ce qui s’y passe ne les intéresse.

Le décor ? Les costumes ? Louable effort dont ces primitifs ne peuvent se rendre compte, cela va de soi. Pour tout avouer, ils n’y comprennent goutte, pas plus qu’au poème shakespearien développé devant eux.

• Dans cette atmosphère de parfaite indifférence, je fus surprise de voir ce public, si bien plongé dans les songes-creux, se retourner tout à coup du côté des acteurs. C’est que Roméo, pour parler à Juliette de son amour, ayant commencé par des paroles, finissait sa déclaration par un chant, un chant arabe avec nasillement, savants coups de glotte et même classique invocation du chant musulman : « Ô nuit !… Ô les yeux !… »

Et je fus éclairée. Là seulement ils commençaient tous