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Tunis

En sortant du souk des tapis, ce tout premier jour, nous voici visitant celui des savetiers, puis celui des bijoutiers, puis…

Après avoir voyagé dans quatre parties du monde, je suis obligée d’en convenir : ce n’est que dans les souks de Tunis que j’ai, quand c’était dimanche, jour ennuyeux par toute la terre, oublié que c’était dimanche.

Au bout de quelques semaines j’avais pris peu à peu l’habitude, mon mari restant à l’hôtel pour travailler, de me promener sans lui tous les matins dans la blanche Tunis arabe, cette coquille compliquée. C’est une impression assez extraordinaire que d’errer complètement seule dans une ville non européenne dont on ne connaît rien, dont on ignore et la langue et les coutumes. Je crois bien que, dans ces petites rues tortillées, je me perdais presque tous les jours. Peut-être était-ce ce que je cherchais.

De ces pérégrinations au hasard je n’ai bien retenu que ceci : je le revois, l’étroit carrefour éclatant de chaux fraîche et de lumière où je tombai, par un matin d’avril sans chaleur, sur quelque trente mendiants en burnous entassés dans le même angle de muraille. Pas d’autre humanité que celle-là.

Comme je m’arrêtais à regarder curieusement ces êtres blancs, aussi serrés les uns contre les autres que des moutons dans un parc, je les vis, pour déranger le moins possible leur repos accroupi, se traîner insensiblement et non sans coups de coude d’un seul côté de cet angle. Je compris alors qu’ils étaient tous les trente aveugles et que, ce qu’ils faisaient, c’était quitter leur pan d’ombre pour chercher à tâtons le soleil.

Pendant tout le temps qu’il faudrait, peut-être des heures, sans impatience ils attendraient en se chauffant que s’entrouvrît enfin la porte dérobée de ce palais, simple cube de blancheur, que je n’avais pas d’abord