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El Arab

doutait fort bien que nous n’en achèterions aucun. Mais, comme tous ses collègues, il avait l’habitude de multiplier pour rien ses peines et ses grâces. Cela fait partie du commerce comme les cigarettes et le café. Sait-on jamais ? La réussite est peut-être au bout de toute cette affabilité.

Le client, s’il est oriental aussi, répond à l’étalage de la marchandise, nonobstant un si bel accueil, par des mines dégoûtées, surtout s’il a l’intention d’acheter. Jeux de félins… S’il est Européen, à nous la bonne affaire !

Les Arabes ont en eux ce que ma longue expérience me fait maintenant appeler, comme je l’ai dit dans mes mémoires, « la case du merveilleux ». Le pêcheur qui jette son filet dans la mer ne serait pas tellement étonné d’en ramener le vase de cuivre du roi Salomon, lequel contient un génie enfermé là-dedans depuis des siècles, et qui deviendra son esclave. Le laboureur, de même, ne cesse d’espérer confusément que sa charrue va déterrer le sac de perles qui le fera riche en un jour. Alors, un tapis qui ne vaut pas cent francs, pourquoi pas essayer de le faire payer mille francs à des Parisiens qui passent ? C’est peut-être aujourd’hui qu’Allah m’a écrit le commencement de la fortune ?

« Canaille ! » pense le Roumi. Je réponds, moi : « Poète ! » Entre ces deux appréciations se place toute la psychologie que trop de colons et d’administrateurs ne comprennent pas. S’ils connaissent l’âme arabe, ils sauraient que, sur l’horloge orientale, même quand elle avance outrageusement, on a tout de même l’heure exacte — avec un petit calcul.

La suite de mes souvenirs montrera par ailleurs que cette poésie innée qui sert quand il le faut la duplicité des Arabes a parallèlement ses noblesses, élégances et générosités, grandeur naturelle à cette race sur laquelle l’Occident ferait si bien de prendre quelquefois modèle.