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Le Caire

Cette voix comme nocturne de Sett Bamba, j’aurais pu l’entendre pendant des heures. Mes amies, qui le savaient, me laissaient à la place d’honneur, soit assise à la turque en face d’elle assise à la turque de même. Nourrie depuis la tendre enfance d’harmonies européennes, de toute mon âme séduite mais étonnée encore, j’écoutais. J’avais l’impression d’apprendre une langue étrangère.

Le chant arabe, même celui de l’Égypte, la plupart des Occidentaux n’y comprennent absolument rien. Il les fait rire ou, disent-ils, « leur tape sur les nerfs ». Dans cette monotonie vocale qui est celle même de l’oiseau, merle ou rossignol, ils ne discernent aucune des nuances qui en font l’infinie variété. Savants coups de glotte et vocalises improvisées, demi-soupirs qui vous arrêtent le cœur et gémissements travaillés, tours de force et clameurs spontanées, tout leur échappe, aussi bien la technique que l’inspiration.

Il faut du reste de longs jours pour que la barbare oreille européenne se rende compte que ce chant, tellement proche de la nature qu’il semble l’appel même des espaces désertiques, a pourtant ses lois, ou, pour mieux parler, ses dogmes. Fidèlement observés d’âge en âge, ils laissent cependant place à l’improvisation du moment, ce qui explique que tel air transmis par les siècles ne sera jamais chanté deux fois de suite de la même façon par les lèvres qui le ressuscitent ou plutôt le font se survivre avant de le repasser à la génération qui va suivre.

Enseignée par simple imitation puisqu’elle n’a pas d’écriture, la musique arabe ne connaît guère comme mesure que le contretemps et comme mode que le mineur.

Un jour j’essayai de faire chanter une gamme majeure à Bamba. Vains efforts. Son gosier ne pouvait pas copier ce solfège-là.

Les paroles ?… L’amour, rien que l’amour, voilà ce qu’expriment les roucoulements des chanteurs, en même temps que cette nostalgie sans objet qui tient tout entière dans deux invocations sans cesse répétées : « Ô nuit ! » ou bien : « Ô les yeux ! »