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Tunis

Au bout de dix minutes, sollicités sinon harcelés par les marchands, nous avions choisi de nous arrêter à la boutique de celui-ci, dans le souk des tapis. Il nous fit aussitôt entrer avec paroles et saluts, offrit des sièges, et, sur un signe, le café nous fut apporté.

On connaît le café turc, les petites tasses dans lesquelles il est servi, la mousse brûlante dont se recouvre sa surface, la poudre accumulée au fond. Mon mari m’enseigna la manière de le boire, c’est-à-dire en humant avec bruit cette mousse tout en évitant les secousses qui feraient remonter cette poudre. Les cigarettes vinrent à leur tour. Le marchand ne se taisait plus. Il faisait en français l’éloge de ses tapis, déroulés devant nous par deux employés qui me semblaient un conte de Schahrazade.

Dehors, le va-et-vient du souk continuait à chatoyer. Souvent, dans la lente bousculade, des jeunes hommes en belles robes, ornés d’une rose, passaient à deux, accrochés par le petit doigt, démarche balancée et paresseuse. Écartés l’un de l’autre, ils ne causaient pas, ne se regardaient pas. Une paire d’amis en promenade.

Tout à coup J. C. Mardrus se décida. C’était la première fois que je l’entendais parler arabe. Je tressaillis. Dans ce décor qu’on eût dit suscité par lui-même, il devenait brusquement un autre homme, un autre mari.

Le marchand avait tressailli comme moi. Je ne pouvais encore m’en rendre compte à ce moment : J. C. Mardrus parle un arabe magnifique, sortilège pour les musulmans si profondément atteints par la beauté du verbe. (C’est peut-être à cause de sa langue éblouissante que le Coran s’est enraciné pour toujours dans les cœurs islamiques.) Il était donc naturel qu’au pays barbaresque, qui ne connaît qu’un assez mauvais arabe, entendre un tel parler dans la bouche d’un Roumi produisît l’effet magique que je vis pendant tant d’années se renouveler devant moi.

Cependant, tandis que la conversation se poursuivait, aussi merveilleuse pour moi qu’inintelligible, les tapis s’étalaient de plus belle à nos pieds. Le marchand se


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