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El Arab

— Elle était laide pour tous les autres. Mais, pour Magnoûm, elle était belle, à cause de l’Amour.

Et voilà proféré le mot, expression même du soufisme et de ses buts voilés : l’Amour. C’est par là qu’il touche au christianisme comme à tant d’autres cultes. Mais ses voies en diffèrent totalement.

Dans le couvent des Mewléwi se présente un jeune homme tout enflammé du désir de devenir derviche. Une seule question lui est posée : « As-tu déjà, dans ta vie, aimé jusqu’à la folie ? » Réponse : « Non. » Alors : « Quel est ton métier, mon enfant ?» Le postulant dit qu’il est savetier, ou avocat, ou marchand, n’importe. « Eh bien, mon fils, retourne faire tes savates, ou plaider tes causes, ou vendre tes marchandises. Tu ne seras jamais un derviche. »

L’amour de la créature considéré comme le premier échelon qui mène à l’amour de la divinité, c’est bien la pallakas de Platon menant jusqu’à l’Ourania, la montée du moins au plus.

Ne sommes-nous pas très loin de l’Islam ? Un jour, le docteur Mardrus lut à notre ami quelques passages de sa traduction déjà commencée du Coran. Comme il abordait une terrible sourate où sont décrits les supplices de l’enfer musulman, le Dédé se mit à pleurer, et, repoussant du geste la vision suscitée : « Nous ne voulons pas ça ! » s’écria-t-il avec une véhémence qu’on n’attendait pas de lui.

S’il vit toujours, que devient-il au milieu de l’Apocalypse déchaînée sur la terre ?

Tu es mon tout, tu es ma suffisance, Amour !

La veille de notre départ de Constantinople, les adieux se firent dans sa maison, à Roumelli-Hissar, sur le Bosphore.

S’il possédait ce chez-soi, c’est qu’il était marié. Le