Page:Lucie Delarue-Mardrus - El Arab.djvu/153

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
150
El Arab

D’ailleurs il parlait aussi l’arabe. Mais je préférais avec lui le français, n’eût-ce été que parce que mon arabe n’allait pas encore bien loin à cette époque.

La poésie revenait sans cesse dans ses propos, involontaire comme l’est, pour une fleur, son parfum. Elle s’exprimait parfois par quelques mots sans commencement ni fin, qu’il prononçait soudain en regardant ailleurs, perdu dans un monde secret. Il remuait doucement la tête de droite à gauche, et soupirait : « Quel dommage ! » On attendait la suite. Il ne disait plus rien. Ou bien, tout à coup : « Mais vous et moi, mes amis, nous sommes donc des perles ! » Et quelquefois, sans qu’il fût possible de deviner pourquoi, sans un geste, sans une contraction du visage, il pleurait, larmes qui descendaient le long de sa joue maigre sans qu’il eût jamais l’air de s’en apercevoir.

Ce fut à travers cette mystérieuse douceur qu’en sa compagnie, presque sans m’en douter, je me trouvai lentement initiée au soufisme qui, par delà l’Islam, rejoint la Grèce de Platon, plonge encore plus loin ses racines, et ne craint pas de se projeter parfois dans un vertigineux avenir où l’entité être humain tel que nous le connaissons serait déjà dépassée.

Jamais aucun discours. Ni démonstration ni prêche : des images, des paraboles. En l’écoutant, en le regardant, archaïque personnage aux robes précieuses, j’ai bien des fois eu l’impression, à Constantinople, de vivre des milliers d’années plus tôt, au temps des inspirés d’avant les dogmes.


N’ayant jamais pris de notes pendant mes voyages, ce n’est qu’ensevelie sous l’accumulation des années que je retrouve mes souvenirs d’Orient. Mais ils me sont si présents qu’aucun détail ne m’en échappe.

Surtout en ce qui concerne Salaheddîne, on sera tenté de croire que le temps, que l’habitude de romancer les réalités, que des tendances de poète me font ici retoucher pour la rendre plus belle cette page de ma vie à l’étranger.