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Constantinople

ce qui permettait à notre hôte de faire stopper son train chaque fois que je voulais cueillir des fleurs. Nous nous étions arrêtés au tombeau d’Annibal, partout où le paysage était tentant, et nous avions fait un retour fleuri de genêts en plein poitrail de la machine — tout autre parcours, en vérité, que celui de la drésine dans le désert oranais !

Sitôt rentrés à Constantinople, nos ferventes pérégrinations recommencèrent. Nous n’avions pas encore eu le temps de voguer sur les Eaux-Douces d’Asie, une promenade chère aux Turcs, et pour laquelle on s’installait dans le tout petit bateau doré qui s’appelle caïque.

C’est aux Eaux-Douces d’Asie que, pour moi, jour par jour, heure par heure, commença de se développer mon plus grand souvenir de la Turquie.

J’y étais venue pour étudier la mentalité des musulmanes ; je l’avais étudiée, continuerais à l’étudier. Mais ce que, de ce pays, je rapportai de vraiment précieux fut une toute autre chose.

Isolés sur l’eau, nulle embarcation quelconque n’étant en vue, notre nautonier nous mène, rames accélérées, vers cette verdure au loin qui paraît être le but final de la lente promenade.

Y a-t-il mis un peu trop d’ardeur ? La proue de notre esquif vient donner sans précaution dans un autre caïque arrêté là, si bien enseveli sous les branches et parmi les herbes, il est vrai, qu’il était tout à l’heure impossible de l’apercevoir.

Un personnage allongé, tout seul dans son petit bateau de rêve, se redresse au choc, et regarde. Il est vêtu d’une robe vieux rose, d’un étroit manteau noir, et coiffé d’une haute tiare de feutre fauve. Il est jeune encore. Son visage émacié, fort pâle, s’entoure d’une barbe de saint François d’Assise. Ses yeux tachés d’or ont l’air de voir au delà de la vie.

Désolés de ce qui vient d’arriver, nous nous excusons


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