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El Arab

remplacées par les houris, épouses surnaturelles, leurs suprêmes rivales.

Au milieu de cette foule décédée nous errions depuis près d’une heure, sans nous rendre compte que c’était le jour de la semaine où, seules, les femmes circulent parmi les sépultures. Nous fûmes intrigués, au tournant d’une allée, par un lointain petit groupe de voiles noirs autour d’une tombe. J’avançai seule. Je voulais être sûre de ce que je voyais.

Sur la pierre plate perpendiculaire à la stèle, servies par une vieille et surveillant leur lampe à alcool, c’était vrai : ces dames prenaient tranquillement le thé.

Sans comprendre j’écoutai leur babillage. Elles n’élevaient pas la voix, leurs gestes restaient calmes. Ni tristes ni gaies, elles étaient naturelles, sans plus.

Quand je revins le trouver, non sans avoir, en guise de paroles, échangé maints sourires et gentils regards avec ce harem funéraire, mon mari m’expliqua ce que j’avais vu. La tombe était celle d’un être cher. Dans certains pays d’Islam, quand quelqu’un des leurs est mort, les musulmanes (les musulmans aussi, d’ailleurs), viennent, à des dates anniversaires, lui tenir compagnie. On continue à vivre avec la personne morte. On la met au courant des événements. On l’invite même, si l’on peut dire, à prendre le thé, comme semblaient le faire ces femmes tout à l’heure. (L’Égypte devait, deux ans plus tard, m’offrir un nouvel exemple de cette étrangeté.)

Usage adorable, en somme. N’est-ce pas beaucoup plus affectueux, plus tendre, que de déposer un pot de fleurs sur une pierre, murmurer une prière puis retourner à ses occupations ?

Nous venions, avec nos amis Delbeuf, de faire une promenade en Anatolie dans le train personnel de M.  Huguenin, salon, salle à manger et bureau meublés comme on meuble une maison et non un train, avec service en gants blancs, téléphone entre la locomotive et le salon,