Page:Lucie Delarue-Mardrus - El Arab.djvu/138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
135
Constantinople

animaux, ne pouvant comprendre l’atroce cruauté des humains, hurlaient en masse vers le bateau, justement parce qu’il contenait ces mêmes humains qu’ils croyaient, dans leur foi naïve, pouvoir appeler à leur secours.


Une de nos chances fut, ce jour-là, sous la Porte des Eunuques Blancs, de les y trouver précisément tous, réunis en ce lieu nous ne sûmes pas pourquoi.

J’en avais déjà vu de noirs, habillés genre chic anglais, marchant dans la rue devant des grandes dames par hasard à pied. Figures lisses et sans un poil, la lippe dédaigneuse de leur mauve lèvre inférieure, particulièrement avancée, dénonçait une considérable vanité. Très fiers de leur emploi de surveillants, ces « moitiés d’hommes », pour m’exprimer comme l’un d’eux, marchaient le bâton à la main et regardaient au passage les musulmans craintifs avec l’air de n’attendre qu’un signe pour frapper.

Ils étaient redoutés, et plus encore au harem que dans rue. Éternels espions du féminin dont ils avaient la garde, tatillons comme des vieilles filles et jaloux comme des mâles, toujours prêts à répéter à qui de droit ou même interpréter les secrets surpris, ils étaient à la fois le passe-temps et la terreur de ces dames, qui jouaient avec eux comme on joue avec son chien, tout en leur faisant mille cachotteries. Très coquets, ils les enviaient à la manière de rivales, et convoitaient leurs bijoux et parfums. Bref, ils régnaient, dans le high-life turc, en personnages d’importance ; et tout le monde le savait bien.

Sans doute les blancs offraient-ils les mêmes singularités. Mais, quant à l’extérieur, rien qui rappelât la morgue des noirs. Pendant que nous nous attardions à ceux que nous venions de découvrir sous cette haute porte de pierre, je ne pouvais me lasser d’étudier leurs visages. Ce n’était pas pour la finesse de leur teint de femme mais pour l’expression indéfinissable de leur regard, une sorte de peur mêlée à ce grand regret d’exilés. Il me semblait que les archanges devaient avoir des yeux comme ceux-là.