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El Arab

soi. Celui qui, par malheur, eût voulu, seulement d’une patte, franchir la frontière convenue, eût été dévoré séance tenante par tous les crocs de la tribu lésée.

Bien plus curieux encore leur système de batailles. Car il y avait de temps en temps bataille entre les tribus. À l’imitation des Horaces et des Curiaces mais se bornant à un unique champion, ils préparaient longuement le combat projeté. Pendant des semaines celui qu’on destinait à se battre pour tous voyait ses camarades l’entourer de prévenances, c’est-à-dire le laisser manger sans contestations les meilleurs morceaux trouvés dans les ordures ou jetés intentionnellement par les boucherie du quartier. Quand le guerrier choisi s’était bien engraissé (la tribu d’en face ayant agi de même), la bataille avait enfin lieu, regardée de loin par le reste des deux meutes. Et, bien avérée la supériorité du champion le plus fort, le vaincu se couchait par terre de lui-même, immobile, et tous les chiens de la tribu victorieuse venaient sur lui lever la patte, seul cas où fut admis ce raffinement de civilisés, puisque les chiens de rue, tout comme les loups, ne levaient jamais la patte en temps ordinaire, l’instant venu de soulager leur vessie.

M. Huguenin me dit aussi que bien des Roumis, apitoyés, avaient voulu prendre chez eux, soigner, aimer quelqu’un de ces chiens errants. L’enfant adoptif était chaque fois, et farouchement, retourné vers la misère collective. Personne n’avait jamais pu réussir aucun apprivoisement.

Du côté turc il était répété depuis des âges que le jour où, pour des raisons imprévisibles, on verrait les chiens de rue disparaître des villes, le règne des sultans disparaîtrait avec eux, — ce qui, chose étrange, ne manqua pas d’arriver. Car, pendant que la République, en 1923, était proclamée dans tout l’empire ottoman, les malheureux chiens, eux, reniés par l’esprit nouveau de la nation turque, mouraient et d’inanition et de la rage, tout en s’entre-dévorant, dans cette île sans habitants où leurs hordes avaient été transférées. Et, chaque foi qu’en vue passait un bateau quelconque, les misérables