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Béni-Ounif

çais. Nulle part la moindre trace de gaieté ; mais la concentration des esprits de tous ordres sur une donnée unique.

À l’intérieur du bureau, la table des officiers était plus que frugale. Des conserves surtout. Et j’entends encore la voix ironique de Lyautey :

— Voulez-vous de notre dessert en bois ?

C’était la poignée de vieilles noisettes dont la plupart creuses.

La tenue de ces officiers avait de quoi surprendre. Dans l’armée, il n’était pas encore question d’uniformes kaki. On était au rouge, au noir, au bleu, à des plumets de couleur, dolmans soutachés et dorures. Que restait-il de tout cela dans ce poste du bout du monde ? Chaussés de bottes arabes en filali rouge, ayant troqué la culotte réglementaire contre du gros velours brun, portant la plupart du temps le casque colonial, à peine si ces messieurs figuraient encore des officiers français. Le général m’ayant par jeu nommée lieutenant de spahis, mon costume de petit garçon fantaisie était tout juste un peu moins militaire que les leurs.

Ils s’amusèrent à me faire tirer au fusil Lebel (aïe dans l’épaule !), une distraction tout à fait dans le style de l’endroit. Mon plus grand souci, d’ailleurs, était de rester vraiment ce petit garçon qui n’entrave pas les évolutions du masculin guerrier. L’évanouissement et les manches de tulle étaient déjà loin. Je possède les photos prises par J. C. Mardrus pendant ces séjours plutôt rudes. J’ai l’honneur de porter sur l’une d’elles le manteau de commandement de Lyautey, prêté pour la circonstance. Après cela pouvais-je ne pas suivre gaillardement les officiers qui nous emmenaient avec eux ?

Un jour, l’unique jument de la chevauchée ayant été placée en tête (c’est pour mieux entraîner les étalons qui la suivent), le mien, surexcité, m’envoya dans la figure un tel coup de tête que je crus toutes mes dents de devant cassées. Ne voulant pas arrêter notre élan, je pris sur moi de ne rien dire, de sorte que personne ne s’aperçut de ce petit accident. Je ne le révélai que le soir, après des heures