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Aïn Sefra

toire du ciel par-dessus le tout, pour mieux en faire flamber la palette ardente.

À notre arrivée dans la ville de Kénadsa, le marabout (favorable à la France) que la division avait avisé quelques jours à l’avance, se tenait pour nous accueillir sur le seuil de sa maison, une belle demeure arabe au milieu de jardins où poussaient deux ou trois fraîcheurs printanières. Personnage de haute taille et vêtu de blanc, très digne, il nous saluait de toutes les paroles et gestes rituels de la bienvenue islamique, encore que ne pouvant pas nous voir puisqu’il était aveugle.

Un déjeuner de fête avait été préparé pour nous. Il n’était pas question, à Kénadsa, de service européen. Sur des coussins disposés à terre autour de la natte centrale, nous nous assîmes tous après un renouvellement de saluts et de formules bénissantes, et le repas commença.

Je n’ai pas retenu ce considérable menu qui comportait bien quinze plats. Je me souviens seulement que le hors-d’œuvre était un méchouis, cet agneau rôti qui se mange, comme tout le reste, avec les doigts. L’hôte de marque, le premier, allonge la main tout en prononçant « bismillah ! » (au nom d’Allah !), puis tire un morceau de cette délicieuse chair, grésillante encore de la flamme au-dessus de laquelle elle vient de tourner en plein air, embrochée au moyen d’une simple branche.

Dépouillé de ses meilleures parties, le méchouis passe ensuite aux subalternes qui l’achèvent puis donnent la carcasse presque dégarnie aux nègres, lesquels jettent aux chiens les os qui sont restés. Après quoi, la nuit venue, ce sont les chacals qui se chargent de dévorer ce qu’ont pu laisser les chiens.

Fort gênée d’avoir graissé mes doigts, n’ayant même pas de serviette pour les essuyer, je vis, sitôt le méchouis disparu de la natte, trois petits noirs, habillés comme des sortes d’enfants de chœur, s’avancer vers nous. Ils avaient à l’une de leurs oreilles un long pendentif ornementé, signe de leur condition d’esclaves. Car l’esclavage régnait alors au Maroc (et peut-être y règne-t-il encore, au moins dans les régions féodales où, sa con-