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El Arab

impossible de faire autrement sous les yeux de ses hommes. Et Mahmoud, dégrisé, dut rentrer au cantonnement les menottes aux mains, à pied derrière le cheval… de son amant.

À la saoulographie succédait immanquablement une phase de mysticisme, réaction fréquente chez les Slaves. Peut-être, alors, Isabelle Eberhardt retrouvait-elle le sentiment de sa haute culture après s’être pendant des semaines assimilée sans en souffrir aux Bédouins les plus primitifs, ceux-là qui sont même incapables de voir une photographie ou un tableau, leurs yeux n’étant pas plus éduqués que ceux d’un cheval ou d’un chien, et qui, dans une chambre de Roumis, resteraient enfermés jusqu’à délivrance, faute de savoir tourner le bouton de la porte.

La mort de cette vagabonde étrange reste un mystère mal déchiffré. Lors de l’inondation d’Aïn-Sefra, s’étant jetée à la nage dans le torrent de l’oued débordé pour sauver son mari (car elle avait fini par se marier avec soldat musulman) on a tout lieu de croire que l’excellente nageuse qu’elle était se laissa noyer sans se défendre, profitant ainsi de l’occasion qui lui proposait suicide si bien camouflé par la catastrophe.

Ses papiers, retrouvés après le retrait des eaux, permirent, malgré la détérioration, de reconstituer et d’éditer le dernier de ses livres.


Le général, comme tant d’autres, l’avait connue, cette Isabelle Eberhardt disparue juste un an avant notre visite. Dans quel sens faut-il entendre le mot connu ? Nous ne l’avons jamais su. Sa discrétion, d’ailleurs, fut aussi celle des musulmans du Sud Oranais ou du Sud Marocain auxquels nous parlions d’elle, par la suite, au hasard de nos incursions. Bien dans leurs paroles ni dans leur expression ne révéla jamais s’ils l’avaient ou non identifiée. « Il était comme ceci… C’était comme cela qu’il parlait… » Cet obstiné masculin singulier la laissait être Mahmoud par delà la mort, courtoisie suprême qui