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vaient au contraire être assez indifférents à l’établissement de nouveaux rapports d’échange. Le commerce intérieur de la Chine a toujours été en effet de beaucoup supérieur à son commerce extérieur et elle trouve à la fois chez elle des éléments de production et de consommation décuples de ceux que, même aujourd’hui, elle peut se procurer à l’étranger. Il en est résulté, pour les puissances européennes, une position dépendante, une attitude sans fierté et sans énergie, qui ont fait illusion à la cour de Pékin sur ses véritables forces. Les concessions, parfois honteuses, faites au gouvernement chinois par le Portugal et l’Angleterre, dans l’intérêt de leur commerce, ont amené chaque jour des exigences plus grandes et semblé confirmer une suprématie qu’il n’était ni utile ni digne de reconnaître ou d’accepter. Même après le coup de foudre de la guerre de 1840, la faveur de commercer avec le Céleste Empire paraissait si précieuse que, pour ne pas la compromettre, on fermait les yeux sur les violations les plus flagrantes du droit des gens. Je ne puis m’empêcher de rappeler ici l’assassinat du gouverneur portugais[1] de Macao, en 1848, crime qui resta impuni et ne fut l’objet d’aucune réclamation. Seule, la corvette la Bayonnaise, commandée par M. Jurien de la Gravière, osa aller mouiller dans ce port pour protéger la colonie européenne contre les excès de la populace cantonaise ; les navires de guerre anglais et américains mouillés à Hong-kong non-seulement n’imitèrent point cet exemple, mais encore n’interrompirent pas un seul instant leurs relations avec les autorités chinoises.

La première guerre faite à la Chine par les Européens ne fut elle-même qu’un flagrant déni de justice, et si elle prouva leur supériorité militaire, elle ne put les relever dans l’estime de cette nation polie et lettrée. Je ne reviendrai pas ici sur cette grave affaire de l’opium. Après s’être montré aux Chinois sous l’odieuse livrée de la contrebande, et les avoir forcés, pour le plus grand avantage des Indes anglaises, à accepter une denrée dont leur sagesse séculaire avait interdit l’usage, le commerce européen n’a guère été depuis moins cupide et plus honnête, et les expédients malheureux dont il s’est cru autorisé à se servir l’ont même un instant complètement discrédité aux yeux des Chinois.

L’Europe a donc quelques reproches à se faire, et l’accusation traditionnelle de duplicité et de mauvaise foi, si souvent lancée contre le gouvernement chinois, pourrait se retourner contre nous en certaines circonstances. Dans quelle mesure convient-il aujourd’hui de compter avec la Chine ? Cette nation, qu’on ne peut songer ni à dominer ni à détruire, ne peut-elle un jour marcher de pair avec les peuples européens ? Les dernières réformes que le gouvernement de Pékin a su accomplir ont raffermi la dynastie tartare un instant ébranlée. Ne convient-il pas, en l’aidant dans cette œuvre de réparation, de remettre une grande institution politique dans la voie du progrès ?

Le corps des lettrés, investi en Chine de toutes les fonctions politiques et administratives et qui se recrute par la voie des examens, est loin de répondre aujourd’hui à l’idée que l’on pouvait autrefois s’en faire. Gardien trop respectueux de la tradition, jaloux à l’excès de toute innovation, il a puissamment contribué à cet isolement funeste, au milieu duquel

  1. Le capitaine de vaisseau Amaral.