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teur d’une lettre de M. Joubert. Le docteur m’informait que M. de Lagrée avait succombé le 12 mars, à l’affection chronique du foie dont il souffrait depuis longtemps. M.  Joubert lui avait fait élever un petit monument dans un jardin attenant à une pagode[1] située en dehors et au sud-est de l’enceinte de la ville. M. de Lagrée avait reçu les dernières informations que je lui avais transmises de Hong-pou-so, au moment de me diriger sur Ta-ly et il avait chargé le docteur de m’écrire qu’il approuvait ma décision. Cette lettre ne m’était jamais parvenue.

Je partis le 3 avril au matin avec le P. Leguilcher et j’arrivai le soir même à Tong-tchouen ; le reste de l’expédition nous rejoignit le lendemain. Nous nous retrouvions encore une fois tous réunis ; mais il y avait, hélas ! un cercueil au milieu de nous.

Si la mort d’un chef justement respecté cause toujours une douloureuse impression, comment peindre les regrets que l’on éprouve lorsque ce chef a partagé avec vous deux années de dangers et de souffrances, allégeant pour vous les unes, bravant avant vous les autres, et que, dans cette intimité de chaque heure, au respect qu’il inspirait est venu s’ajouter un sentiment plus affectueux ! Succomber après tant de difficultés vaincues, quand le but était atteint, qu’aux privations et aux luttes passées, allaient succéder les jouissances et les triomphes du retour, nous semblait une injuste et cruelle décision du sort. Nous ne pouvions songer sans un profond sentiment d’amertume combien ce deuil était irréparable, à quel point il compromettait les plus féconds et les plus glorieux résultats de l’œuvre commune. Nous sentions vivement combien les hautes qualités morales et intellectuelles du commandant de Lagrée allaient nous faire défaut. Chez les hommes de l’escorte, le sentiment de la perte immense que nous venions de faire n’était ni moins vif ni moins unanime. Nul n’avait pu apprécier mieux qu’eux ce qu’il y avait eu d’entrain et de gaieté dans le courage de leur chef, d’énergie dans sa volonté, de bonté et de douceur dans son caractère. Ils se rappelaient avec quel patient dévouement M. de Lagrée avait travaillé pendant tout le voyage à subvenir à leurs besoins et à diminuer leurs fatigues. Aussi dès que je témoignai l’intention d’emporter avec nous le corps de leur ancien chef, ils s’offrirent, malgré leur insuffisance évidente, à le porter eux-mêmes.

La situation précaire du pays, l’absence de tout missionnaire ou de tout chrétien pouvant veiller à l’entretien du tombeau ou le protéger contre une profanation, me faisaient craindre en effet qu’au bout de quelques années il n’en restât plus de vestiges. Tong-tchouen pouvait tomber au pouvoir des Mahométans et ce changement de domination nous enlever la faible garantie que nous offrait le bon vouloir des autorités chinoises. Je ne voulus pas courir les chances d’une violation de sépulture, fâcheuse pour le pavillon, douloureuse pour une si chère mémoire. Je résolus d’exhumer le corps et de le faire porter à Siu-tcheou fou. Ce trajet devait être excessivement difficile et pénible en raison du poids énorme des cercueils chinois, de l’état des routes et de la configuration montagneuse de la contrée. À partir de Siu-tcheou fou au contraire, le transport du cercueil jusque sur une terre française, n’offrait plus aucun obstacle, puisque le voyage pouvait se faire entiè-

  1. Cette pagode appartient à la corporation des mineurs. Son nom chinois est Kong ouan miao.