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DE YUN-NAN À TA-LY.

combat ou d’un assassinat ; sur les pentes opposées, quelques champs de canne à sucre que nous ne tardâmes pas à dépasser pour regagner des régions plus froides. Dans l’après-midi, nous commençâmes à redescendre : un de nos porteurs m’indiqua, à quelques centaines de mètres au-dessous de nous, un petit plateau suspendu à mi-hauteur sur les flancs de la montagne : on y voyait quelques arbres régulièrement alignés et un groupe de maisons surmonté d’une croix. C’était la mission de Tou-touy-tse. Je m’engageai en courant dans le sentier en casse-cou qui descendait en tournoyant, et j’aperçus bientôt un homme à longue barbe, debout sur les bords du plateau, qui m’examinait avec attention. Quelques minutes après j’étais auprès de lui : « Vous êtes le P. Leguilcher ? lui dis-je. — Oui, monsieur, me répondit-il après quelque hésitation, et vous m’annoncez sans doute le lieutenant de vaisseau Garnier dont je viens de recevoir une lettre ? » — Mon costume, ma physionomie inculte, ma carabine et mon revolver me donnaient aux yeux du père l’air d’un forban : ce n’était point ainsi, évidemment, qu’il s’était figuré un officier de marine. — « Je suis, mon père, l’auteur de la lettre, lui répondis-je en riant, et je vois que vous me prenez pour mon domestique. Mais que voulez-vous ? nous venons de loin, et il y a longtemps que nous n’avons pu renouveler notre garde-robe. Ce n’est pas vous, n’est-ce pas, qui nous reprocherez nos pauvres allures ? » — Nous échangeâmes une poignée de main émue et je lui présentai les membres de la Commission qui arrivaient successivement.

Il y avait onze jours que nous marchions sans interruption, nous n’avions jamais accompli un trajet aussi long et aussi fatigant. Nos porteurs étaient exténués et M. Delaporte était pris par la fièvre. Nous trouvâmes dans la demeure du P. Leguilcher le confortable relatif, la tranquillité et le repos dont nous avions si grand besoin. Il nous mit en peu de mots au courant de la situation : depuis la révolte, il n’avait plus osé aller à Ta-ly et cachait le plus possible sa présence dans le pays. Les atrocités et les exactions des Mahométans soulevaient partout contre eux un sentiment unanime de haine ; mais la terreur qu’ils inspiraient était trop grande pour qu’on osât secouer le joug. Quelques chefs de tribus sauvages résistaient seuls dans les montagnes, et c’était auprès d’eux que le père et ses chrétiens avaient dû parfois chercher un refuge. Je lui exposai le but de notre voyage. La lettre de recommandation du Lao-papa de Yun-nan lui parut un passe-port suffisant. Le prestige des Européens aidant, le Yuen-choai, ou sultan de Ta-ly, ne verrait sans doute pas d’un mauvais œil des étrangers dont la mission scientifique et commerciale ne pouvait lui porter ombrage. Après mûre réflexion, le père Leguilcher se décida à nous accompagner lui-même à Ta-ly et à courir avec nous les chances d’une réception favorable, qui ne manquerait certainement pas d’avoir d’heureux résultats pour sa chrétienté et pour lui.

Au pied de la montagne qu’habite le père Leguilcher, est située la petite ville de Kouang-tia-pin : une citadelle musulmane la défend. Son commandant nous fit savoir que ce serait le mandarin de Hiang kouan, ville fortifiée, située à 32 kilomètres de Ta-ly, sur les bords du lac, qui se chargerait de transmettre au sultan notre demande d’audience. J’envoyai un exprès la porter et j’y joignis la lettre de recommandation du Lao-papa. Après un repos de vingt-quatre heures à Tou-touy-tse, nous nous mîmes en route. Le 29 février, du haut du col qui forme la petite vallée de Kouang-tia-pin, nous découvrîmes le lac de