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DE YUN-NAN À TA-LY.

Les chrétiens de Ma-chang vinrent à cheval à notre rencontre, et notre nombreuse cavalcade entra en caracolant dans la longue et unique rue qui forme le village. Celui-ci avait été brûlé en partie, il y avait quelque temps, par une bande de voleurs, et il n’était pas encore complètement relevé de ses ruines. Le combustible minéral dont on se sert exige l’emploi de cheminées. C’était la première fois depuis bien longtemps que nous revoyions des toits munis de ce disgracieux appendice.

Le lendemain était jour de marché ; les sauvages des montagnes avoisinantes descendirent en foule vendre leurs denrées, et nous pûmes étudier de nouveaux types et de nouveaux costumes. Cette région est très-riche en populations d’origine mixte.

Les environs de Ma-chang sont peuplés de loups, qui deviennent fort audacieux pendant l’hiver et qui sont le fléau des basses-cours ; aussi les fusils à pierre et à piston sont-ils fort appréciés dans ce pays : les loups, nous dit-on, n’ont rien à craindre du fusil à mèche dont leur odorat reconnaît immédiatement le voisinage.

Le P. Lu nous procura facilement les porteurs dont nous avions besoin pour notre voyage à Tou-touy-tse. Il engagea en même temps à notre service, comme pourvoyeur et comme majordome, un ancien domestique chinois de monseigneur Chauveau, vicaire apostolique du Tibet. Il se nommait Tching-eul-yé ; il avait l’habitude des prétoires et savait comment on parle aux mandarins. Son dévouement à notre cause devait être à toute épreuve, nous dit le père Lu, si nous savions mettre ses intérêts d’accord avec la sympathie qu’il ressentait déjà pour nous. Nous lui fîmes une avance de 10 taels, en lui promettant une gratification mensuelle en rapport avec ses services.

J’expédiai un courrier à M. de Lagrée pour l’informer de la résolution que j’avais prise d’aller directement à Ta-ly et des raisons qui la motivaient, et le 10 février, nous franchîmes encore une fois le fleuve Bleu. Une longue et pénible ascension nous fit passer de l’altitude de 1300, mètres, qui est celle du fleuve à Ma-chang, à celle de 2,000, qui est l’altitude moyenne du plateau supérieur. Nous eûmes quelque peine à trouver un abri pour la nuit dans une ferme isolée située au sommet des hauteurs qui dominent la rive droite du fleuve. À notre vue, les habitants s’enfuirent et ne laissèrent pour nous recevoir qu’une vieille femme, que Tching-eul-yé rassura sur nos intentions. Elle rappela les fugitifs. Cette première émotion était à peine calmée, que M. de Carné, qui s’était chargé du soin de notre cavalerie, faillit occasionner un nouveau scandale. On trouve presque toujours, dans les demeures chinoises, des cercueils vides destinés d’avance aux maîtres de la maison. On tient à faire de bonne heure l’acquisition de ce dernier logis et on ne saurait donner à quelqu’un une plus grande preuve d’affection qu’en lui faisant ce cadeau funèbre. En l’absence de crèches, M. de Carné voulut se servir, pour faire manger ses chevaux, d’un cercueil négligemment posé dans le coin d’un hangar. Il s’acharnait après le couvercle qui résistait à ses efforts, quand la maîtresse de maison vint tout en larmes me supplier d’empêcher l’effraction : le propriétaire du cercueil était couché dedans.

Le lendemain nous suivîmes quelque temps une crête toute couverte de forêts de pins, et nous entrâmes le soir sur le territoire mahométan. Le pays était très-peu peuplé, mais son aspect devenait plus pittoresque et moins désolé. Les pentes étaient boisées ; des