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TONG-TCHOUEN.

et le confort de cette retraite ; c’était là malheureusement que le plus méritant d’entre nous allait terminer sa pénible odyssée.

Le Yang ta-jen, mandarin à bouton rouge et commandant militaire de la partie est de la province, vint dès le lendemain rendre visite à M. de Lagrée. Il nous parut un homme d’une énergie égale à celle du Ma ta-jen, mais d’une volonté plus réfléchie et moins capricieuse. Les dehors n’avaient rien de la brutalité du soldat et son accueil fut des plus courtois et des plus empressés. Nous trouvâmes chez lui une collection d’armes européennes qui ne le cédait en rien à celle du Ma ta-jen. Son but n’était pas d’en faire parade, mais de se renseigner sur les prix réels et les mérites respectifs de chaque système. Il sentait que dans la lutte où se jouaient les destinées de la province la victoire appartiendrait incontestablement au chef dont les troupes seraient armées de fusils à tir rapide. La confiance que ces nouvelles armes inspireraient, bien plus encore que leur supériorité sur le fusil à mèche, ferait faire des prodiges de valeur aux soldats. À partir de ce moment, tous ses efforts tendirent à obtenir que l’un de nous se chargeât de transmettre en France une commande d’armes pour son compte. L’arrivée de ces armes lui aurait permis de peser dans la balance d’un poids décisif et d’assurer à son ambition le rôle prépondérant qu’il rêvait. Mais de quel côté songeait-il à faire pencher définitivement le sort de la guerre ? Le gouvernement chinois a eu sans doute des raisons de croire que ce n’était pas de son côté, car il a, depuis notre passage, destitué ce fonctionnaire.

Cependant, M. de Lagrée, dont le malaise avait paru se dissiper pendant les premiers jours de notre résidence à Tong-tchouen, ne tarda pas à tomber sérieusement malade. De graves symptômes hépatiques se manifestèrent. Il dut s’aliter complètement. Le pénible voyage de Yun-nan à Tong-tchouen, qu’il avait accompli au milieu de vives souffrances, avait épuisé ses forces. L’étude ininterrompue de la langue et des usages, la crainte des malentendus qui pouvaient résulter du manque d’interprète et les conséquences graves qu’une erreur pouvait avoir pour nous, avaient surexcité son moral et allumé dans ses veines une fièvre ardente. Sa vaillante et robuste nature lutta quelques jours contre l’inévitable décision que lui dictait son état. Ce fut avec une douleur profonde qu’il dut se reconnaître vaincu par le mal et incapable de supporter de nouvelles fatigues.

Il me chargea de le remplacer pour dégager la parole que nous nous étions donnée à Yun-nan d’essayer de pénétrer jusqu’à Ta-ly.

Les autorités de Tong-tchouen, le Yang ta-jen, et le Kong ta-lao-ye ou préfet de la ville, prévenus de cette intention, firent tous leurs efforts pour nous en détourner. Ils nous représentaient les dangers que nous allions courir, l’ignorance où nous étions des dispositions du gouvernement de Ta-ly à notre égard, les routes infestées par les bandes, les épidémies et la famine qui régnaient dans une partie de la contrée que nous avions à traverser. Voyant qu’ils ne réussissaient pas à nous convaincre et attribuant leur insuccès à notre connaissance insuffisante de la langue, ils écrivirent au père Fenouil de se joindre à eux pour nous dissuader de notre voyage. Voici la lettre que je reçus du provicaire la veille même de notre départ :