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ESSAI HISTORIQUE SUR LE NORD DE L’INDO-CHINE.

Cakya-mouni tiennent plus de place dans leur imagination que l’histoire de leurs pères, et leur étonnement est grand que l’on songe à s’informer de choses que leurs vieillards n’ont point vues. Les chroniques modernes, qui ont la prétention de se substituer aujourd’hui aux anciennes chroniques disparues[1], sont loin de mériter une entière confiance. Je ne donnerai ici que les faits qui m’auront paru présenter un caractère sérieux d’authenticité ou les légendes consacrées par l’assentiment général.

La race thaï est une des dernières venues en Indo-Chine. Comme pour les Annamites, il ne faut pas remonter bien haut dans l’histoire pour la trouver établie beaucoup au nord du territoire qu’elle occupe aujourd’hui[2]. Les tribus détachées du tronc commun, telles que les Khamtis, les Pou ons, les Akoms, qui habitent les vallées supérieures de l’Iraouady et du Brahmapoutre ; les Pa-y, qui sont disséminés sur les frontières chinoises du Tong-king et les bords du Kin-cha kiang, semblent n’être que des flots retardataires des invasions d’émigrants qui se sont dirigés vers le sud, à plusieurs époques dont la dernière est à peine éloignée de nous de cinq ou six siècles. Les déductions ethnographiques et même philologiques[3], la comparaison attentive de l’histoire chinoise, des chroniques tong-kinoises et des quelques souvenirs que conservent encore les Thaï sur leur passé, conduisent à admettre qu’ils faisaient partie jadis des tribus appelées Pe-youe par les Chinois, Ba Viel par les Annamites, qui ont occupé jusqu’au commencement de notre ère toute la partie de la Chine située au sud du Yang-tse kiang.

Les livres annamites racontent que « après le déluge, l’empereur Nghien (Yao) ordonna à la famille Hi d’aller prendre le gouvernement du Nam-giao (Nan-kiao)[4]. Ce pays

  1. Gutzlaff (J. A. G. S., t. XIX, p. 33) signale l’existence d’annales laotiennes remontant au commencement de notre ère. J’ignore sur quoi repose cette assertion qui me paraît être aussi aventurée que beaucoup d’autres allégations du même auteur.
  2. Voy. ci-dessus la note 3 de la page 102 et la note 1 de la page 105. Consultez pour tout ce chapitre les cartes historiques insérées p. 128-9.
  3. Les Laotiens et les Annamites paraissent avoir emprunté le cycle duodénaire des Chinois à une époque peu différente si l’on en juge par la ressemblance des noms des années :
      rat, bœuf, tigre, lièvre, dragon, serpent, cheval, chèvre, singe, coq, chien, porc.
    Cycle laotien, chai, phau, nhi, mao, si, say, snga, met, san, rau, set, cai.
    Cycle annamite, ti, shuu, dran, meo, thin, ti, ngo, mui, than, drau, tuat, hoi.

    J’ai déjà donné le cycle cambodgien p. 93. Il est à remarquer qu’il commence à l’année du bœuf, au lieu de commencer à celle du rat et que les années y sont désignées pour la plupart par un nom d’animal emprunté à la langue vulgaire laotienne ou annamite. Ainsi rong, dragon, et cha, chien, viennent des mots annamites long et cho qui ont la même signification ; voc signifie singe en laotien ; en retouchant le préfixe mo qui veut dire un, de momi, cheval, et mome, chèvre, on retrouve les mots laotiens ma et met. Les Siamois, oublieux du calendrier de leurs aînés laotiens, ont adopté mot à mot le cycle cambodgien, sans doute à cause de la domination qu’ils ont longtemps subie.

    Un grand nombre de mots laotiens et annamites paraissent n’être qu’une modification différente du même mot chinois. Le mot ong qui signifie « chef, seigneur » en annamite, était également usité dans le même sens dans l’ancien royaume de Lan Sang.

  4. P. Legrand de la Liraye (Notes historiques, etc., p. 10). Giao-chi en annamite, ou kiao-tchi en chinois, désigne perpétuellement la nature annamite et signifie « doigts écartés ». Aujourd’hui encore l’un des traits caractéristiques de la race annamite est d’avoir le gros orteil un peu écarté du second. Il est possible cependant que le caractère Kiao n’ait été pris dans cette ancienne désignation que pour sa valeur phonétique et qu’il représente le mot Chao, « seigneur, maître, roi », des Laotiens. C’est probablement ce dernier mot que l’on trouve rendu plus tard par le caractère Tchao (prononcé par les Annamites Trieu ou Tieou) dans le nom des princes