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suivait à une assez grande distance les bords du lac et traversait tous les kilomètres un grand village. Peu à peu les traces de dévastation disparurent ; l’animation de la route, la beauté des cultures, l’élégance des constructions témoignaient à la fois et du voisinage d’une grande capitale, et de la richesse que cette fertile et admirable plaine départit à ses habitants. Le 22 au soir nous couchâmes à Tchen-kong, jolie ville située sur un petit mamelon dominant le lac et la plaine, et qui est aussi peuplée et aussi riante que sa voisine est déserte et lugubre. La curiosité chinoise n’eût pas manqué de renouveler là ses assauts contre la Commission française, si nous étions arrivés moins tard et repartis de moins bonne heure. Nous n’en fûmes pas moins escortés à notre départ par une nombreuse population. La route ne tarda pas à devenir une rue presque ininterrompue, où de nombreuses caravanes de bêtes de somme se croisaient dans tous les sens. À chaque instant des canaux admirablement entretenus répandaient la fertilité dans les champs environnants. Des rivières canalisées, aux berges régulièrement plantées de grands arbres, fournissaient de distance en distance le motif d’un de ces ponts en pierre dont le premier spécimen avait si vivement excité notre admiration et notre surprise à Muong Long. Jamais la puissante civilisation dont nous étions devenus les hôtes ne s’était révélée à nous avec autant d’enchantements et de riches apparences. La nouveauté de ce spectacle, marqué dans tous ses détails de ce caractère étrange qui est spécial au Céleste-Empire, le souvenir des forêts et de la barbarie au milieu desquels nous avions si longtemps vécu, nous faisaient croire à un rêve ; nous nous surprenions à rougir de nos costumes informes et souillés, en croisant un palanquin ou en frôlant les robes de soie des bourgeois qui se pressaient sur le seuil de leurs maisons pour voir passer les étrangers.

Vers midi, on apercevait déjà les créneaux de la ville de Yun-nan se découper dans l’azur du ciel, quand un petit mandarin à cheval, accouru à notre rencontre, remit une lettre à M. de Lagrée. Elle était en français ! M. de Lagrée la parcourut, puis me la tendit. Ce fut avec un véritable battement de cœur que j’en dévorai le contenu. Elle était signée du P. Protteau, missionnaire apostolique français, et contenait un court souhait de bienvenue, un « à bientôt » qui nous fit tressaillir d’aise. Nous savions vaguement que nous allions trouver des missionnaires à Yun-nan : nous ignorions leur nationalité ; rencontrer des compatriotes était pour nous une double joie et ce moment effaça le souvenir de bien des souffrances. Pour comprendre la valeur de ces jouissances, il faut avoir connu le poids de l’isolement, avoir été séquestré pendant de longs mois du monde civilisé. Il n’y a que ceux qui ont subi un long exil qui apprécient les joies du retour.

Nous entrâmes dans Yun-nan au milieu d’un immense concours de peuple. L’enceinte de la ville est plus haute, plus épaisse et construite avec plus de soin que celles que nous avions déjà rencontrées. Nous éprouvâmes une sensation nouvelle en parcourant la longue rue marchande qui aboutit à la porte sud de la ville : ces magasins régulièrement alignés, ces étalages propres, coquets, souvent riches, cette animation tumultueuse, ces mille enseignes aux lettres d’or qui pendaient aux frontons des boutiques, cette sourde clameur qui s’élevait de la foule nous donnèrent une haute idée de la capitale du Yun-nan. On nous logea dans un immense yamen, dévasté en partie, et dont un ou deux bâtiments