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entre l’amont et l’aval du rapide. Ces transbordements ne sont nécessaires qu’à la saison sèche ; ils seraient d’ailleurs impossibles à l’époque des hautes eaux ; le fleuve remplit alors complètement son lit et ne laisse aucun passage pour circuler à pied sec au fond de l’immense fossé dans lequel il coule.

Je m’arrêtais le soir à une douane chinoise placée au point d’intersection du fleuve et d’une route qui relie Lin-ngan à quelques centres de population Pa-y, situés plus au sud. Un bac servait à passer les voyageurs et les marchandises ; sur les deux rives, un sentier en zigzag gravissait les pentes moins abruptes qui formaient en ce point comme les flancs d’un vaste entonnoir dont le fleuve occupait le fond. La circulation paraissait assez active.

À quelque distance en aval de la douane, je rencontrai un nouveau rapide que mes bateliers se refusèrent énergiquement à affronter. Le fleuve était là plus profondément encaissé qu’il ne l’avait jamais été : des murailles presque verticales, de 1,800 mètres de hauteur, se dressaient des deux côtés des eaux écumantes, au milieu desquelles d’énormes blocs de rochers avaient roulé du haut de ces gigantesques falaises. En amont du rapide, au pied d’une gorge, sorte d’étroite fissure qui lézardait la falaise, un banc, formé des galets et des cailloux que chaque année les pluies en détachent, offrait sur le bord de l’eau une petite plate-forme, sur laquelle s’élevait un village de pêcheurs. Ce fut là qu’abordèrent mes canotiers ; ni offres d’argent ni menaces ne purent les décider à aller plus loin. Je ne pouvais apprécier si le rapide était réellement infranchissable ; du dernier des rochers sur lequel je pus m’avancer au milieu du fleuve, je ne découvris qu’une ligne d’écume ; le vent me renvoyait à la figure l’eau pulvérisée en pluie fine par son choc contre les rochers. Après d’infructueux efforts pour faire revenir mes bateliers sur leur décision ou pour trouver dans le village des gens qui consentissent à les remplacer, il fallut me résigner à reprendre plus tôt que je ne le voulais la route de Lin-ngan. Je commençai à midi l’escalade des hauteurs presque perpendiculaires qui se dressaient au-dessus de ma tête. Après trois heures et demie d’une ascension très-fatigante, par des sentiers en zigzag dont les cailloux fuyaient sous les pieds pour aller, après mille chutes, rebondir dans les eaux du fleuve, j’arrivai au sommet de la falaise ; je pus embrasser de là tout un vaste panorama. Au sud, une haute chaîne calcaire s’élevait comme une barrière entre le Tong-king et la Chine et découpait l’horizon de ses sommets aigus qui atteignaient au moins 4,000 mètres de hauteur. Près de moi, le Ho-ti kiang traçait son énorme sillon ; ses eaux jaunâtres apparaissaient et disparaissaient tour à tour, à une profondeur de près de 2,000 mètres, coulant avec impétuosité vers le sud-est. À l’est, une petite vallée, moins abrupte et moins profonde, montrait ses rizières étagées et ses nombreux villages suspendus au-dessus des eaux limpides d’un affluent du fleuve. Dans le nord, s’étendait un vaste plateau dont les longues ondulations, tantôt stériles et hérissées de roches calcaires et de brèches rosées qui les font ressembler à des vagues de marbre, tantôt recouvertes d’une couche profonde de terre rouge, sur laquelle ondoient des champs de maïs et de sorgho, se propageaient irrégulières dans la direction du nord-est.