Page:Louis Delaporte - Voyage d'exploration en Indo-Chine, tome 1.djvu/466

Cette page a été validée par deux contributeurs.

phiques qui impriment à la littérature et à la civilisation chinoise cette physionomie à la fois originale et stationnaire, qui a été si diversement appréciée par les philosophes de l’Occident, se lisaient au seuil des demeures. L’intérieur de celles-ci revêtait cet aspect monotone que l’on retrouve dans toutes les provinces de l’empire chinois, quel que soit le degré de confort ou d’aisance du propriétaire, à quelque classe qu’il appartienne. Nous reconnaissions déjà ce cachet uniforme qu’une civilisation, vieille de plusieurs milliers d’années, a su imprimer aux allures de quatre cents millions d’hommes.

À Tchou Tchiai[1], nous ne pûmes réunir immédiatement tous les porteurs qui nous étaient nécessaires pour continuer notre route. Je restai en arrière avec quelques hommes d’escorte et une partie des bagages pour attendre les chevaux et les bœufs porteurs qui nous étaient promis. J’attendis jusqu’à quatre heures du soir. La population du village s’était dispersée dans les champs, et, en compagnie des quelques femmes qui vaquaient tranquillement aux travaux du ménage, je m’efforçai de prendre patience.

Le laotien n’était plus compris. J’essayai de lier conversation à l’aide de ces caractères idéographiques qui sont lus d’une extrémité de la Chine à l’autre, quel que soit le dialecte que l’on parle. J’obtins ainsi des renseignements sur les hauts faits d’armes de ces Musulmans terribles, dont la révolte a bouleversé tout le Yun-nan, depuis une douzaine d’années. Le maître de la maison avait été criblé de blessures à l’intérieur même de sa demeure envahie par eux. Plus de cent mille personnes avaient été tuées dans le pays, après la prise de la ville chinoise de Se-mao, qui était restée, pendant près d’un an, au pouvoir des Koui-tse, — c’est le nom injurieux que les Chinois donnent aux Mahométans. Les prouesses de ces féroces soldats m’étaient sans doute exagérées. Leurs armes m’étaient dépeintes comme de dimensions prodigieuses ; ils avaient de petits canons à main que l’un d’eux portait sur l’épaule, pendant qu’un autre y mettait le feu. Ils se servaient de lances d’une dizaine de mètres de long, qu’il fallait deux hommes pour manier. C’était grâce à ces engins formidables, que deux mille d’entre eux, aidés d’un grand nombre de Thaï, étaient parvenus à soumettre momentanément la contrée. Le gouverneur actuel de Se-mao avait réussi à les chasser depuis peu de temps ; mais à la suite de la lutte, le choléra régnait dans cette ville, où il faisait quotidiennement cinquante victimes.

Je ne pus rejoindre l’expédition le même jour, et je dus coucher le soir dans un petit corps de garde, où tenaient garnison quelques soldats de Muong La thai.

Je me mis en route le lendemain de fort bonne heure. Nous ne tardâmes pas à déboucher sur un plateau où les dévastations des Mahométans, dont on nous avait si souvent entretenus, m’apparurent dans toute leur réalité. Un gros bourg, presque une petite ville, étalait, au milieu de champs bien cultivés, ses maisons en briques rouges. Les murs seuls étaient restés debout, et les flammes avaient laissé des sillons noirâtres sur leurs parois. Un silence solennel régnait dans ce village désert où nous trouvions, pour la première fois, la solidité et le confort des constructions chinoises. La population

  1. Voy. pour la suite du récit la carte itinéraire no 8, Atlas 1re  partie, pl. XI.