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à peine sensibles ce monotone horizon de verdure. Pendant un instant bien court, on perd presque complètement tout rivage de vue. Puis le double mamelon du mont Crôm apparaît à l’avant du navire, et vient servir de point de repère pour trouver, au milieu de la ceinture d’arbres qui s’étend comme un voile impénétrable devant celui-ci, l’embouchure étroite de la petite rivière d’Angcor.

C’est devant cette embouchure que la canonnière 27 jeta l’ancre le 22 juin au soir. Il était trop tard pour communiquer avec la terre. Une forte brise d’Ouest soulevait en petites vagues les eaux du lac et imprimait le long des rives un fort mouvement de houle qui se propageait bien avant dans la forêt. L’obscurité permettait à peine de distinguer des deux côtés de l’embouchure de la rivière les rangées multipliées de pieux qui indiquaient l’emplacement d’une grande pêcherie, et quelques lueurs tremblantes s’allumaient déjà dans les petites cabanes, élevées sur pilotis à une certaine hauteur au-dessus de l’eau, qui servaient d’abri aux pêcheurs.

Le lendemain, au point du jour, la Commission se rendit en barque à l’un des établissements provisoires, construits sur les bords de la rivière à quelque distance de son embouchure, pour le séchage du poisson et que l’on se hâtait de démolir avant qu’ils fussent atteints par la crue des eaux. Celle-ci mettait fin en effet à la saison de la pêche, et les indigènes ou les Annamites, encore attardés à cette fructueuse besogne, faisaient leurs préparatifs de départ.

En suivant pendant ce court trajet les capricieux méandres de la rivière, on voit peu à peu les arbres se dégager de l’eau, leurs troncs apparaître, le sol émerger enfin. Les eaux n’étaient cependant pas encore assez hautes pour remonter en embarcation jusqu’à la nouvelle ville d’Angcor, gros bourg appelé aujourd’hui Siemréap par les habitants et où réside le gouverneur de la province. La Commission se résolut à prendre la route de terre, qui est praticable à partir du point d’arrêt des barques aux eaux les plus basses, c’est-à-dire à deux ou trois kilomètres de l’embouchure de la rivière et qui est d’ailleurs beaucoup plus directe. Les moyens de transport, chars et éléphants, demandés au gouverneur d’Angcor, arrivèrent dès le 24 au matin, et nous permirent de continuer notre route ce jour-là même.

Au sortir de la forêt noyée qui couvre les rives du lac, on se trouve au milieu d’une immense plaine cultivée en rizières, et le paysage semble ne différer en rien des monotones aspects auxquels habitue un long séjour en Cochinchine ; mais, à peine a-t-on fait quelques pas, que l’on découvre autour de soi des vestiges de l’antique civilisation Khmer : on est transporté aussitôt en imagination à l’époque lointaine où cette civilisation étendait sur toute l’Indo-Chine méridionale sa puissante influence les lieux que l’on visite, si banals qu’ils puissent être d’ailleurs, revêtent à vos yeux un charme tout particulier.

Ce sont d’abord les restes de l’ancienne chaussée qui conduisait à Angcor la Grande. À l’Ouest de cette chaussée et à peu de distance, au pied même du mont Crôm, on rencontre des traces d’anciennes constructions. Si, guidé par ces débris, on monte jusqu’au faîte de cette petite colline, on découvre un sanctuaire dont l’aspect ne peut manquer d’éveiller la plus vive admiration, surtout au début du voyage, alors que les yeux et l’esprit ne sont point encore rassasiés.