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ils en profitaient sans savoir les entretenir. La voûte révélait un art de construire, supérieur même à celui des Cambodgiens ; c’était bien là une œuvre chinoise. Nous nous trouvions aux portes du Céleste Empire, et nos fatigues touchaient à leur fin. Ce séduisant espoir se changea en certitude quand, au milieu de la foule des curieux qui commençaient à nous assiéger, nous découvrîmes deux Chinoises. Leurs robes longues et leurs chaussures pointues à hauts talons tranchaient trop vivement au milieu des costumes laotiens pour ne pas attirer immédiatement nos regards. Elles étaient vieilles, sales et décrépites, mais elles avaient de petits pieds ; cela suffisait pour affirmer leur nationalité et exciter notre admiration.

Nos premières relations avec les autorités du pays furent excellentes. Le chef du village ne fit aucune difficulté pour remplacer les porteurs qui nous avaient amenés de Muong You. Mais le lendemain, au milieu de nos préparatifs de départ, une lettre arriva de Xieng Hong qui renversa toutes nos espérances. Elle portait en substance ceci : « Des koula[1] — c’est le nom que l’on donne aux étrangers dans le nord de l’Indo-Chine — viennent, dit-on, de Muong Yong ; s’ils arrivent à Muong Long et que ce ne soient pas des marchands, vous ne leur laisserez pas continuer leur voyage vers Xieng Hong, mais vous leur ferez reprendre la route par laquelle ils sont venus. Xieng Hong ne dépend pas seulement de la Birmanie, mais aussi de la Chine. »

Une réponse analogue, d’une forme plus polie peut-être, avait été faite déjà à Mac Leod par les autorités chinoises du Yun-nan : nos frontières, avait-on écrit à l’officier anglais, sont ouvertes aux commerçants de tous les pays ; mais il n’est jamais arrivé que des officiers représentant une puissance étrangère aient pris la route du Yun-nan pour se rendre en Chine. La ville de Canton a été ouverte aux Européens pour leurs communications avec le Céleste Empire : c’est là qu’ils doivent s’adresser.

Depuis 1837, époque à laquelle cette fin de non-recevoir était adressée à Mac Leod, les relations de la Chine avec l’Europe ont singulièrement changé de nature. Les guerres de 1840, de 1858 et de 1860 ont rendu le gouvernement chinois moins exclusif et plus traitable ; nous étions munis d’ailleurs de passe-ports réguliers de la cour de Pékin, et les autorités chinoises du Yun-nan avaient dû être prévenues de notre arrivée. Je ne partageais donc pas l’opinion de M. de Lagrée qui vit dans cette lettre un refus de passage provenant des autorités chinoises de Muong La, nom donné par les Laotiens à la ville chinoise frontière de Se-mao, située à quelques journées au N.-N.-E. de Xieng Hong. Ce refus indirect qui ne mettait en cause que le sena de Xieng Hong sans engager la responsabilité de la cour de Pékin, paraissait à M. de Lagrée une de ces habiletés diplomatiques dont les Chinois ont le secret ; j’y voyais au contraire une perfidie du Birman de Xieng Tong, qui avait fait prévenir secrètement son collègue de Xieng Hong de nous barrer le passage. Comme on le verra plus tard, ni l’une ni l’autre de ces prévisions n’étaient exactes.

M. de Lagrée se résolut à envoyer à Xieng Hong son interprète Alévy porter une lettre

  1. On désigne en Indo-Chine par le nom de Koula ou Kala tous les gens qui viennent de l’Inde et en général les occidentaux. Voyez sur l’origine de ce mot, Yule, Mission to the court of Ava, p. 5.